La Parenthèse enchantée (7/11) : Les reflets du modèle Enron

La candeur apparente avec laquelle les représentants du pouvoir et les médias commerciaux ont toujours négligé publiquement de percevoir les liens entre l’affaire Enron et le 11-Septembre constitue un cas exemplaire de parenthèse enchantée. D’une part, l’affaire Enron est sans conteste l’une des plus grandes fraudes de l’Histoire des États-Unis. D’autre part, l’un des hauts dirigeants d’Enron, Thomas White, a bien été nommé au Pentagone, quelques mois avant le 11-Septembre, durant le basculement institutionnel imposé aux États-Unis par Dick Cheney et George W. Bush, en mai 2001.

Et pourtant, quel que soit le nombre des personnalités de la sphère politique et du business américain impliquées à des niveaux divers dans cette affaire… quelle que soit la position déterminante de ces mêmes personnalités au moment des événements du 11-Septembre… quelle que soit la similitude évidente entre les déviances propres à l’escroquerie des dirigeants d’Enron et les anomalies qui caractérisent les événements du 11-Septembre… et quels que soient les bénéfices qui seront engrangés par certaines de ces personnalités sur la base des attentats survenus en 2001… le paradoxe veut qu’il soit naturel pour l’élite politico-médiatique occidentale d’admettre, d’un côté, la réalité de l’ensemble des crimes extraordinaires commis dans le cadre du scandale Enron, et cependant il est inconcevable pour cette élite d’envisager, de l’autre, que les personnalités impliquées dans ce scandale aient pu également ne pas être totalement vertueuses dans les circonstances du 11-Septembre. Et ce malgré l’ambiguïté de leurs activités durant ces événements : George Bush père, George Bush fils, Thomas White, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, James Baker ou Frank Wisner, tous ces hauts responsables de l’appareil d’État américain auront su, chacun à leur manière, tirer profit du modèle Enron, et pourtant, aucun d’entre eux ne sera finalement incriminé, quelle que soit l’implication de ces hommes dans cette affaire comme dans le 11-Septembre. Tous bénéficieront en fin de compte de l’immunité délivrée par la magie de la parenthèse enchantée.

 
 
 
L’après-midi du 11-Septembre, Donald Rumsfeld tient une conférence de presse historique en
compagnie du chef d’état-major interarmées Hugh Shelton, des sénateurs républicain et démocrate
John Warner et Carl Levin, et de… Thomas White, ex haut dirigeant chez Enron
responsable de fraudes massives et nommé secrétaire de l’Armée en mai 2001 (à gauche).

 


Les reflets du modèle Enron

Chaque semaine cet été, jusqu’au mardi 11 septembre 2012, ReOpen911 publie un extrait du livre de Lalo Vespera, La Parenthèse enchantée (à paraître en 2013).

Article précédent : Mai 2001, l’État bascule dans l’ombre

 

« Ask Why. »
Slogan phare du groupe Enron.

 

Analogie

L’affaire Enron présente plusieurs faits, aujourd’hui historiquement reconnus ou admis de tous, et qui se trouvent abondamment documentés, en partie par la justice américaine :

Enron a bâti à la fin du XXe siècle une gigantesque escroquerie à plusieurs échelles : à l’échelle d’un État, la Californie, d’un pays, les États-Unis, et au niveau international, impliquant une grande part des marchés financiers.

Kenneth Lay, devenu désormais une figure historique du capitalisme le plus corrompu, était dans les années 1990 un ami intime de la famille Bush, premier financier de la campagne de George W. Bush en 2000, et collaborateur de Dick Cheney pour son plan hégémonique de nouvelle politique américaine de l’énergie, corrélé à la guerre d’Irak.

Thomas White a été durant onze ans l’un des hauts dirigeants d’Enron, un rouage fondamental de l’escroquerie massive opérée par ce groupe grâce auquel White a empoché des dizaines de millions de dollars alors que des dizaines de milliers d’américains ont été ruinés par cette fraude.

• Nommé en mai 2001 secrétaire de l’ArméeThomas White s’est trouvé également être, le 11-Septembre, une des autorités incontournables au cœur même de l’attaque du Pentagone. Il était le responsable direct du service qui verra disparaitre le plus grand nombre d’employés du Département de la Défense dont l’équipe comptable en charge de veiller à la bonne tenue des budgets du DoD.

L’ensemble des anomalies survenues dans le cadre des attentats du 11-Septembre et plus particulièrement au Pentagone présentent des similitudes frappantes avec les caractéristiques de la gigantesque fraude opérée par Enron : le dysfonctionnement des systèmes de contrôle, la collusion massive entre les acteurs du privé et les responsables politiques, l’instrumentalisation de l’appareil d’État, l’opacité des informations comptables et les détournements de fonds, les délits d’initié, la stratégie du choc tout aussi caractéristique du 11-Septembre que du black-out électrique en Californie, les méthodes d’intimidation pratiquées sur les observateurs critiques, l’aveuglement ou l’atonie des médias face à des anomalies pourtant spectaculaires, etc.

Au terme de cette affaire, les deux plus hauts dirigeants d’Enron, Kenneth Lay et Jeffrey Skilling, seront condamnés pour fraude et conspiration [1]. Conspiration ? Il s’agit très exactement du terme que la loi américaine emploie pour caractériser les agissements des responsables du groupe. Et cette réalité parfaitement tangible du droit regroupe un spectre très vaste de transgressions opérées dans le domaine commercial. Par exemple, l’entente illicite entre concurrents de l’industrie et du commerce, opérée par des groupes notoires pour s’accorder sur le maintient de prix de vente élevés au détriment des consommateurs, représente une part imposante des affaires traitées devant les tribunaux et aboutit à des condamnations très lourdes pour leurs auteurs [2].

Liste de personnalités, autres que Thomas White, ayant oeuvré à la fois pour Enron
et pour le gouvernement des États-Unis.
 

A l’inverse, dans le domaine politique, et plus particulièrement depuis le 11-Septembre, cette notion de "conspiration" a été rendue taboue par les gardiens de la version officielle sur cet événement et par les chantres du dogme de l’infaillibilité démocratique [3]. Par l’autorité spécieuse de ce dogme, et quels que soient la collusion, la corruption, les trafics d’influences ou les conflits d’intérêts observés par le citoyen, il est devenu presque dangereux pour ce dernier de remettre en cause le rôle tenu par certains représentants du pouvoir suspectés de nuire à ces institutions dont chaque citoyen est pourtant, au bout du compte, seul véritable garant. Il est devenu politiquement incorrect de s’autoriser à envisager, sur la base d’éventuelles anomalies du système démocratique ou des comportements équivoques de ses représentants, la possibilité d’une entente qui serait susceptible de privilégier un groupe restreint d’individus au détriment des intérêts du plus grand nombre, phénomène pourtant récurrent, reconnu et condamné, comme il se doit, dans le domaine commercial [2].

C’est précisément sous la pression de ce dogme que la Commission sur le 11-Septembre, tout comme la grande majorité des organes de presse des médias commerciaux, s’est refusée à envisager la possibilité d’une quelconque implication de membres de l’appareil d’État américain dans les attentats de 2001. Et pourtant, dans le cas de la fraude massive d’Enron, les liens multiples et puissants des dirigeants de ce groupe avec l’administration américaine et, pire encore, l’implication de certains de ces dirigeants dans la trame du 11-Septembre démontrent une fois de plus l’impérative nécessité d’une nouvelle enquête indépendante et objective pour faire toute la lumière sur cet événement fondateur de notre siècle.

 
 
Evolution de l’action Enron (en dollars)
de 1991 à 2001
  

 

Un modèle d’escroquerie à grande échelle

En 2001, Enron est un géant du secteur de l’énergie. Cette société fondée au Texas en 1985 par Kenneth Lay, sur une activité initiale d’opérateur de gazoduc, a su tirer profit des lois fédérales sur la déréglementation du marché de l’énergie. Ainsi Enron est devenue, au cours des années 1990, la septième entreprise américaine en terme de capitalisation boursière. La multinationale détient un monopole. Enron fait du "trading", du négoce : elle spécule sur le prix de l’énergie et s’impose comme un acteur incontournable sur les marchés aux États-Unis comme à travers le monde. Encensée par la presse et les analystes financiers comme le nouveau modèle économique vertueux, sa valeur boursière ne cesse de croître. La compagnie texane est tout simplement admirée par Wall Street et reçoit la Palme de l’innovation de Fortune Magazine, six années de suite, de 1996 à 2001 [4].

Mais en fait de modèle économique, il s’avère que le système comptable d’Enron n’est qu’un habile décor en trompe l’œil et la réussite du groupe une vaste illusion. Depuis des années, les cadres dirigeants d’Enron gonflent artificiellement les profits de la multinationale et masquent ses pertes en utilisant une multitude de sociétés écrans et en falsifiant ses comptes. Et ces manœuvres ont pour objectifs de tromper les investisseurs, de faire grimper la valeur boursière et de permettre ainsi aux dirigeants de gagner des millions de dollars avec la vente de leurs stock-options [5].

A l’automne 2001, la vérité éclate au grand jour, le château de carte s’effondre et Enron fait faillite. De la multinationale aux 100 milliards de dollars de chiffre d’affaire, il ne reste rien. Aux États-Unis, les milieux économiques, financiers et politiques sont sous le choc. L’entreprise tant admirée n’est que corruption, mensonges et fraude fiscale [6].

 
 
Le code de l’éthique par Enron,
publié en juillet 2000
 

Et pour les victimes de cette immense escroquerie, la surprise est d’autant plus grande qu’Enron a bâti toute sa communication sur l’idée récurrente d’intégrité : « Enron est une entreprise parfaitement intègre. Nous respectons les règles, nous respectons la parole donnée. Nous disons ce que nous faisons et nous faisons ce que nous disons. Nous voulons être la référence » vantait Kenneth Lay dans un des films promotionnels de la multinationale. Enron avait d’ailleurs publié en juillet 2000 un code de l’éthique, partie intégrante de la communication de l’entreprise visant à détourner l’attention des observateurs des pratiques frauduleuses constitutives de son fonctionnement réel [7].

Le patron d’Enron survivra quelques années à cette faillite en emportant tout de même plusieurs dizaines de millions de dollars, tout comme la poignée de cadres dirigeants qui l’ont entouré, dont Thomas White devenu, peu de temps avant qu’Enron ne disparaisse, secrétaire de l’Armée sous l’administration Bush, se trouvant, par le plus grand des hasards, au cœur même des événements suspects qui marquent le 11-Septembre. De leur côté, la foule des investisseurs, petits et gros, ont tout perdu. Du jour au lendemain, un quart des vingt mille employés de la société est à la rue. Les caisses de retraite se sont évaporées, et les salariés, encouragés à investir dans leur propre société, sont ruinés [8].

A plus d’un titre, Enron présente un cas exemplaire d’une opération menée à une échelle internationale, impliquant souvent des autorités fiables et respectées des milieux industriel, financier, politique, médiatique, qui composent notre société, et constitue pourtant une opération frauduleuse d’une ampleur inouïe menée durant plus d’une décennie dans une forme de secret absolu qui a garanti sa pérennité. Cette spécificité mérite que nous observions plus en détail la nature même du système Enron.

 

• La flambée des années 1990

Lorsqu’en 1990, Ken Lay embauche Jeffrey Skilling, ce dernier fait basculer Enron dans une nouvelle dimension. La grande idée de Skilling consiste à s’appuyer sur la dérégulation du marché de l’énergie, chère à Ken Lay, et à mettre en place une toute nouvelle exploitation de ce marché. Plutôt que d’être contraint par des infrastructures en dur telles que les pipelines, Enron entreprend de tirer profit des échanges financiers sur le gaz naturel puis sur les autres sources d’énergie. Voilà la grande idée qui fera la fortune et la gloire d’Enron avant de lui être fatale : transformer l’énergie en un pur instrument de spéculation [9].

Parallèlement, Jeffrey Skilling et son directeur financier, Andrew Fastow, mettent en place un système comptable spécifique (à partir de la méthode dite de valorisation au prix du marché) qui leur permet de dissimuler les dettes de l’entreprise dans le bilan financier. En réalisant le tour de force de baser la comptabilité non pas sur la réalité des chiffres, mais sur les projections liés aux projets ambitieux de l’entreprise, les dirigeants d’Enron parviennent à faire croire aux actionnaires que le groupe engrange d’importants profits alors qu’il enregistre dans les faits des profits moindres puis des pertes de plus en plus lourdes. Toute l’attention de l’équipe dirigeante consiste donc à créer l’illusion d’un business florissant là où rien ne fonctionne véritablement, et c’est ainsi qu’Enron se lance dans un cycle sans fin d’investissements massifs pour assurer la pérennité de ce système frauduleux [9].

Un exemple spectaculaire de ces initiatives d’Enron est la construction, en 1993, de la plus grande centrale électrique au gaz du monde, en Inde, le Dabhol Power Project, à laquelle participe activement Frank Wisner, employé de longue date par le pouvoir américains pour sa diplomatie secrète. il s’agit d’un édifice démesuré qui, malgré l’avancement des travaux, ne sera jamais abouti et ne produira que très peu d’électricité, le prix de l’énergie produit ainsi se révélant finalement quatre fois plus élevé que le prix local. Cependant le projet permet à Enron d’afficher quatre milliards de dollars supplémentaires dans ses comptes grâce, entre autres, au financement de l’aide aux pays en voie d’industrialisation [10].

 
 
Dabhol Power Project, en Inde
 

En 1994, le négoce en électricité se généralise pour devenir l’activité principale d’Enron, même si le groupe ne manque pas d’investir opportunément dans d’autres secteurs sans rapport avec son activité d’origine. Supportée par la croissance due à l’essor des nouvelles technologies, et avec la flambée boursière de la fin des années 1990, le jeu fonctionne à merveille. Les dirigeants engrangent d’importantes masses d’argent par le biais des stock-options. Ils ont les yeux rivés sur le prix des actions, pendant que la société investit dans de vastes campagnes de communication et de relations publiques pour convaincre les investisseurs que la société incarne le nouveau modèle vertueux de l’économie [11].

Alors que la fraude se perpétue, tous les mensonges et artifices utilisés finissent par persuader nombre d’acteurs enfermés dans la bulle Enron qu’elle est une réalité à part entière (salariés, investisseurs, journalistes, analystes, contrôleurs…). En fait, la perception tronquée de la fraude leur permet à tous d’en tirer bénéfice ou de cultiver la croyance dans un modèle profitable, et aussi longtemps que tient cette perception, la fraude est, pour ces acteurs, difficilement tangible. Enron semble se porter pour le mieux. En 2000, la société voit son chiffre d’affaire dépasser les 100 milliards de dollars, et le cours de son action atteint 90 dollars. Enron est devenue une société de haut rang, une icône du monde des affaires qui jouit d’une réputation sans pareille. Cette même année, Kenneth Lay reçoit la distinction de meilleur dirigeant d’entreprise des États-Unis…

 
Bethany McLean, journaliste, lanceuse d’alerte et co-auteure du livre sur
l’affaire Enron : "The Smartest Guys in the Room", adapté en documentaire [12]
(pour visionner le documentaire – en anglais – cliquer sur l’image)

 

• Burn, baby, burn !

Et pourtant, les profits réels de l’année 2000 sont bien inférieurs, deux fois moindres que ceux déclarés, l’endettement de l’entreprise est supérieur de 40% à celui qui est présenté, et les pertes colossales sont enfouies dans une comptabilité fantôme. La filiale phare d’Enron, Enron Energy Services (EES) dirigée par un certain Lou Pai et son bras droit Thomas White, dissimule 500 millions de pertes et les deux affairistes doivent se montrer très créatifs pour faire apparaitre une situation de profit à la fin de chaque trimestre [13].

Anciennement chargé des relations publiques chez EES, Max Eberts raconte : « Une des choses étranges qui se répétait chez Enron est le fait qu’on avait toujours l’impression, durant les semaines précédant chaque rapport trimestriel, qu’on ne parviendrait pas à faire nos chiffres. Et puis d’une façon ou d’une autre, miraculeusement, on parvenait toujours à atteindre les chiffres. Mais en définitive, la question a été posée à Tom White : ‘comment se fait-il qu’on atteigne les chiffres ?’ Et sa réponse a tenu en un mot : ‘Californie’. » [12]

Effectivement, en 1997, le rachat par Enron de Portland General Electric (PGE) offre au groupe son ticket d’entrée dans le négoce de l’électricité et plus particulièrement sur le marché Californien qui vient d’adopter une loi permettant la déréglementation de l’électricité (sous la pression des compagnies énergétiques…). Enron choisit donc de lâcher sa meute de traders sur la Californie. Bientôt, l’État le plus puissant des USA, la sixième plus grande économie mondiale, se trouve régulièrement plongé dans le noir. Enron contrôlant une bonne part de la fourniture d’énergie aux États-Unis, ses traders peuvent s’enrichir en jouant avec les pénuries d’électricité. Le courant produit en Californie est d’abord exporté hors de l’État, puis quand le manque devient insupportable, les prix bondissent et l’électricité est ramenée vers la Californie contrainte de la payer au prix fort.

Dans son livre Pipe Dreams, le journaliste Robert Bryce détaille les ressorts du système Enron : « Les traders qui travaillaient dans la tour Enron ont étudié le marché de la distribution de l’électricité en Californie qui venait tout juste d’être libéralisé et ouvert à la compétition. Ils ont découvert qu’il était très facile de contourner la nouvelle législation de cet État. Cette nouvelle loi leur permettait de manipuler très facilement le marché de l’électricité. C’est donc ce qu’ils ont fait. Ils créaient une rétention factice de courant quelque part et l’envoyaient ailleurs. Ensuite, ils faisaient de l’arbitrage en jouant un marché contre l’autre. Ils faisaient ainsi monter les prix artificiellement. C’est pourquoi les prix sont rapidement passés de 30 ou 50 dollars pour un mégawatt par heure jusqu’à 1500 dollars pour la même quantité d’électricité. » [14,15]

Puis les traders découvrent qu’en encourageant la fermeture temporaire de certaines centrales électriques, ils peuvent provoquer des pénuries artificielles qui poussent encore davantage les prix à la hausse. Ainsi le marché de l’électricité autrefois stable est transformé en une activité de casino, et Enron engrange près de deux milliards de dollars.

L’électricité n’est pas un produit comme les autres. Son usage est bien entendu vital pour le fonctionnement de toute société moderne et, à l’inverse du pétrole et du gaz, cette forme d’énergie n’est pas stockable. L’inconséquence, le cynisme et le mépris des traders pour toute autre valeur que l’argent sont révélés par les bandes enregistrées de leurs conversations téléphoniques. Les incendies qui se déclarent durant l’été en Californie menacent d’endommager le réseau électrique californien, ce qui entraine l’euphorie des traders qu’ils manifestent sans retenue : « Burn, baby, burn… That’s a beautiful thing! » (Brûle, mon bébé, brûle… C’est quelque chose de merveilleux !) [12]

 
 

 

• Et tout disparait en fumée

À l’automne 2001, plus ou moins conscient que la profondeur du gouffre financier est telle qu’aucune illusion ne sera plus en mesure de combler les attentes des marchés, les exécutifs d’Enron vendent leurs actions. Le journaliste et écrivain Robert Bryce précise : « Lay a vendu à la dernière minute pour plus de 185 millions de dollars de ses actions. C’est une histoire incroyable ce montant d’actions vendues. C’est du jamais vu dans les anales économiques des États-Unis. Il a vendu ses actions de la société juste avant la fin d’Enron, et le pire, c’est qu’il disait aux autres d’en acheter au même moment, notamment à ses propres employés. » [14]

 
 
Jeffrey Skilling
 

Le 31 octobre 2001, la SEC, gendarme de la bourse américaine, ouvre une enquête, et la découverte des malversations comptables provoque la chute d’Enron. Le 2 décembre 2001, la multinationale se déclare en faillite. Du jour au lendemain, des milliers d’actionnaires sont ruinés, 5600 employés perdent leur emploi, plus de deux milliards de dollars investis dans des fonds de pension sont partis en fumée. Pour le petit univers de l’élite capitaliste, cette débâcle est une tragédie, le fleuron du système encore cité en exemple quelques mois auparavant est brutalement devenu le symbole de la corruption aux États-Unis et des pratiques criminelles dans le monde des affaires.

 
 
Manifestation des employés, retraités et petits épargnants
ruinés par la débâcle d’Enron.
 

Etant donné les relations très haut placées de Kenneth Lay et le nombre de personnages politiques en lien avec le groupe, la chute d’Enron provoque également un séisme à Washington. Les parlementaires américains auditionnent les dirigeants impliqués et découvrent la manipulation opérée sur les comptes permettant d’augmenter artificiellement la valeur de l’action, ainsi que la complicité du cabinet Arthur Andersen et l’ampleur des sommes détournées. Jim Greenwood, de la Commission d’enquête du Congrès américain résume assez bien le sentiment qui domine à l’époque : « Enron a dévalisé la banque. » [14]

Le 25 mai 2006, au terme du procès de Kenneth Lay et Jeffrey Skilling, à Houston au Texas, le jury rend son verdict : Le fondateur d’Enron et son ancien PDG sont reconnus coupables des chefs d’accusation de fraude et de conspiration qui pesaient contre eux. Kenneth Lay, qui encourt 45 ans de prison pour fraude et complot, décède d’un infarctus le 6 juillet avant de commencer à purger sa peine. L’ancien numéro deux d’Enron, Jeffrey Skilling, reconnu coupable pour fraude, complot, fausses déclarations et délit d’initié est condamné à 24 ans de prison. [1]

 
 

 

La famille Bush financée par Enron

Pour comprendre comment l’architecture Enron a pu se mettre en place, exister et perdurer plus d’une décennie, il est indispensable de revenir, comme toujours, aux relations entre le monde politique et le monde financier inhérentes au système économique américain. Dick Cheney, Donald Rumsfeld ou Frank Carlucci, en sont des exemples frappant que nous avons observés précédemment. Le parcours du fondateur d’Enron s’inscrit dans une logique identique, à cheval entre trafic d’influence, financement électoral et renvois d’ascenseur.

Issu d’une famille modeste, Kenneth Lay obtient un doctorat en économie. Il commence sa carrière comme économiste au sein du géant pétrolier Exxon, puis délivre ses services d’analyste financier au Pentagone de 1968 à 1971 avant de devenir sous-secrétaire adjoint chargé de l’Energie sous la présidence de Richard Nixon. Ken Lay se révèle, très tôt, un apôtre de la déréglementation des marchés, et sur ce point, il est bien en avance sur les bouleversements qui interviendront plus tard avec l’accession de Ronald Reagan à la Maison Blanche. Or, cette croisade pour libérer l’industrie des entraves de la réglementation va lui permettre de se faire beaucoup d’amis dans le monde politique au Texas comme à Washington.

 
 
Les liens étroits entre Enron, la famille Bush et le Pentagone.
(cliquer sur l’image pour accéder à l’intégralité de l’organigramme)
 

C’est ainsi que Kenneth Lay entre dans le cercle de la famille Bush dont il devient un ami proche. La conjonction d’intérêts des Bush pour l’industrie de l’énergie et pour le pouvoir rejoint la logique de dérèglementation qui conditionne la fortune d’Enron. Lors de son mandat présidentiel de 1988 à 1991, George Bush Senior contribue à libérer la politique énergétique du pays des contraintes réglementaires et favorise l’obtention de subventions gouvernementales pour Enron. En retour, "Kenny Boy", tel qu’il est surnommé par les Bush, se montre très généreux avec sa nouvelle famille d’adoption, et en particulier George W. Bush dont il sera, pour la campagne présidentielle de 2000, le premier contributeur financier et un de ses plus fervent supporter : « Je crois très fort à sa candidature. J’ai soutenu [George W. Bush] lors de sa candidature au poste de gouverneur du Texas. J’avais déjà soutenu son père avant. C’est vrai que je crois en sa personnalité et son intégrité, mais aussi dans les valeurs et le programme qu’il défend. » [1]

 
 
Kenneth Lay encadré par
George Bush père et son épouse Barbara
 

George Strong, qui a été responsable du lobbying pour Enron durant 25 ans, témoigne dans le même sens : « C’était des amis intimes. Lorsque Bush était Gouverneur du Texas, il appelait souvent Ken Lay pour lui demander conseil au sujet des politiques qu’il devait mettre en place concernant le gaz naturel et tout ce qui était relatif à l’énergie. Je sais par exemple qu’à l’époque où nous tentions d’influencer les élus du Texas afin qu’ils restructurent le marché de l’électricité dans notre sens, j’ai fait appeler Bush plusieurs fois par Ken Lay, afin que le gouverneur nous aide à libéraliser le marché de l’électricité. Nous avions besoin de Bush qui nous a donné un sérieux coup de main. » [1]

Du point de vue de Kevin Phillips, ancien stratège du parti républicain et auteur du livre American Dynasty qui explore, entre autres, les relations d’affaires douteuses de la famille Bush : « Cela n’a absolument aucun précédent. Dans toute l’Histoire des États-Unis, c’est de loin la relation la plus importante entre une famille présidentielle et une société privée. » [2]

 

 

Thomas White, escroc utile

Comment diable la presse, la justice et les parlementaires américains ont-ils laissé s’échapper ce personnage tout aussi stupéfiant que le lapin blanc de Lewis Carroll alors qu’ils l’ont pourtant suivi jusqu’au fond de son incroyable terrier ? Thomas White a été durant onze ans l’un des principaux dirigeants d’Enron, responsable de nombreuses initiatives caractéristiques des fraudes qui ont fait la fortune de quelques opportunistes, à commencer par lui même, et qui ont précipité dans la misère des dizaines de milliers de citoyens américains.

Et pourtant, en mai 2001, soit quelques mois avant la chute du géant de l’énergie, la Maison Blanche fait le choix de nommer White au poste très élevé de secrétaire de l’Armée, en faisant valoir sa volonté de faire bénéficier la bureaucratie du Pentagone des vertus de la culture d’entreprise. En avril, à l’annonce du remplacement surprise des trois secrétaires aux armées, dont Thomas White, le New York Times publie un billet qui reflète bien l’incapacité de la presse, à l’époque, à percevoir – ou du moins à relater – la moindre anomalie dans la trame des décisions gouvernementales qui précèdent le 11-Septembre : « Le Président Bush a signalé son intention d’imposer un type de gestion inspiré de l’entreprise à la bureaucratie actuelle du Pentagone avec la nomination de trois dirigeants du monde des affaires […] aux postes de secrétaires de l’Armée, de la Marine et de la Force aérienne. M. Bush et son secrétaire à la Défense, Donald H. Rumsfeld, ont fait valoir que l’armée doit être plus efficace dans l’achat des armements et dans les services fournis à son personnel, soins, logement et autres. Pour cette raison, l’annonce d’aujourd’hui a été largement perçue comme une première étape vers une nouvelle politique de gestion, intégrant la privatisation des services. » [3]

 

• Enron : la fortune du soldat

Observer le parcours de Thomas E. White permet de mieux appréhender le profil ambivalent de ce personnage, à commencer par ses 23 années de carrière au sein de l’armée américaine, atteignant le grade de général de brigade et devenant adjoint exécutif de Colin Powell, alors chef d’état-major interarmées (et en 2001, Powell occupe le poste éminent de secrétaire d’État) [4].

En 1990, White rejoint Enron où il accumule rapidement les postes de direction. Il est membre du Comité exécutif d’Enron, chef de direction des opérations pour Enron Corporation, et responsable de la Société d’ingénierie et construction d’Enron qui gère le portefeuille des vastes projets de construction à l’échelle nationale et internationale. Ainsi White supervise le réseau international des gazoducs que détient Enron et la construction de centrales électriques à l’étranger, telles que la centrale de Dabhol que nous avons évoquée [5].

En mars 1998, s’associant avec Lou Pai à la direction d’Enron Energy Services (EES), Thomas White en obtient la vice-présidence. EES est la filiale d’Enron spécialisée dans la privatisation de l’énergie et chargée de vendre aux clients et industriels des États-Unis les nouveaux services que suppose cette évolution [5].

Dans le cas de la fraude organisée par Enron pour détourner l’électricité en Californie, The Village Voice met clairement en lumière l’implication de Thomas White : « Durant les trois premiers mois de 2001, Enron Energy Services a échangé des millions de mégawatts d’électricité avec d’autres divisions d’Enron, faisant grimper artificiellement les prix jusqu’à 2500 dollars par mégawatt-heure (par rapport au prix moyen de 340 dollars à l’époque). L’organisation à but non lucratif Public Citizen note : ‘En tant que vice-président, White était en charge de la gestion au jour le jour des opérations, y compris la gestion et la signature de contrats d’énergie au détail.’ Pour la Californie, les effets ont consisté en pannes d’électricité et en flambée des prix. Pour White, le résultat a été bien meilleur : ‘Comme conséquence directe de la fraude de sa division, White est devenu multimillionnaire’ précise Public Citizen ». [5]

Le New York Times ajoute : « La manipulation du marché par les sociétés d’énergie - sans doute les mêmes entreprises que celles qui ont rédigé le plan énergétique de M. Cheney - bien qu’il ait bravé une ordonnance du tribunal réclamant la divulgation des dossiers du groupe de travail – a joué un rôle clé dans la crise de l’électricité de la Californie. Et de nouvelles preuves indiquent que le secrétaire de l’Armée [Thomas White], trié sur le volet par M. Cheney, était bien un malfaiteur de l’entreprise [Enron]. » [6]

 
Le réseau du "courant" américain selon Enron,
vu par le dessinateur Matt Wuerker
 

Au sein d’Enron Energy Services, Thomas White s’engage dans une croissance très agressive, propre à l’ensemble du groupe et, là encore, basée sur la dissimulation comptable des pertes financières. Ainsi signe-t-il des contrats que sa société n’a clairement pas la capacité de remplir. EES enregistre ainsi les profits à partir d’engagements portant sur plusieurs années, permettant aux cadres comme White, dont les bonus sont liés à la performance, de gagner des millions de dollars avant que la société ne réalise un quelconque bénéfice réel. C’est le cas du contrat de 15 ans pour la fourniture d’électricité et de gaz naturel à la compagnie pharmaceutique Eli Lilly, pour lequel le rendement futur de l’affaire se révélera intenable [7].

Sherron Watkins, une ancienne responsable d’Enron qui a démissionné en constatant les irrégularités de l’entreprise, témoignera ensuite devant le Congrès, expliquant que la société dirigée par Thomas White en était arrivée à dissimuler jusqu’à 500 millions de dollars en pertes au sein de sa comptabilité. Pourtant, en 2001, White reçoit avant son départ plus de 31 millions de dollars de salaire, primes et stock-options. Selon Tyson Slocum, le directeur de recherche du groupe de surveillance Public Citizen : « White était payé principalement sur le principe des rémunérations incitatives. Par conséquent, son salaire était gonflé par les pratiques comptables frauduleuses qu’EES avait mises en place. » [8]

 
 
Thomas White au Pentagone, 
responsable d’un budget de
81 milliards de dollars 

 

• Le Pentagone : de l’expert à l’ingénu

A son arrivée au Pentagone en mai 2001, l’escroquerie à laquelle Thomas White a participé durant onze ans reste à cette époque un secret bien gardé, et il s’installe donc à son poste de secrétaire de l’Armée de terre tout auréolé de la réputation encore intacte d’Enron. White a d’ailleurs signé en 1999 un contrat liant Enron Energy Service et le Pentagone pour une valeur de 25 millions de dollars afin de fournir de l’énergie au Fort Hamilton à New York sur une durée de 10 ans, un contrat qui était précisément supposé être un exemple représentatif des vertus de la privatisation pour la gestion des structures militaires [9]. Mais cet état de grâce sera bref, et quelles que soient les informations que l’exécutif possède sur Thomas White au moment de sa nomination, il n’anticipe certainement pas l’ampleur du séisme que va déclencher l’effondrement d’Enron, et la Maison Blanche devra composer avec cette nouvelle donne.

Dans son article du New York Times, le journaliste Paul Krugman remarque à ce sujet : « M. Cheney a supposément choisi Thomas White pour son expertise du monde des affaires. Mais quand il est devenu évident que la filiale d’Enron qu’il dirigeait se trouvait au cœur de la fraude financière, l’histoire a changé. On nous a raconté que M. White était un type aimable qui n’avait aucune idée de ce qui se passait réellement, que ses collègues l’appelaient dans son dos ‘Mister Magoo’ : exactement l’homme qu’il faut pour mener l’Armée dans une guerre sur deux fronts au Moyen-Orient, n’est-ce pas ? Cependant, ce n’était pas Mister Magoo [NdT : héros de dessin animé caractérisé par sa myopie extrême]. Jason Leopold, un journaliste qui écrit un livre sur la crise [de l’énergie] en Californie, a acquis les documents d’Enron qui montrent que M. White était pleinement conscient de ce qui se tramait dans son entreprise. » [7]

 
 
Email envoyé par Thomas White le 8 février 2001 :
« Boucler une plus grosse opération. Dissimuler
les pertes avant la fin du premier trimestre. »
[10]
 

Après sa nomination comme secrétaire de l’Armée, et malgré la signature d’un accord éthique l’engageant à rompre tout lien financier avec les entreprises privées auxquelles il était attaché auparavant, Thomas White conserve une participation très importante dans Enron en ne suivant pas les règles concernant l’élimination des stock-options. A cette date, White connait parfaitement la situation d’Enron. La révélation en 2002 d’un bref courrier électronique envoyé en février 2001 par Thomas White démontre à la fois l’arnaque dont il était un des instigateurs et sa position d’initié, une seule phrase qui résume à elle seule toute la stratégie secrète d’Enron : « Boucler une plus grosse opération. Dissimuler les pertes avant la fin du premier trimestre. » Ce que le New York Times commente : « Si de l’extérieur, la véritable situation financière d’Enron avait été connue lorsque M. White a envoyé cet e-mail, le prix des actions aurait chuté. En entretenant l’illusion du succès, les initiés comme M. White ont été en mesure de vendre leurs actions à bon prix aux victimes naïves – des gens comme leurs propres employés, ou les travailleurs de l’État de Floride dont le fonds de pension a investi 300 millions de dollars dans Enron au cours des derniers mois de l’entreprise. » [6]

En effet, entre sa nomination au Pentagone et la faillite d’Enron, Thomas White parvient à vendre pour 12 millions de dollars d’actions Enron, tout en prétendant ensuite qu’aucune information ne l’aura influencé dans ce sens au cours des 70 coups de fil passés qui seront à terme révélés, des appels couvrant la même période à destination de ses anciens collègues ou directement à Kenneth Lay dont le New York Times remarque incidemment qu’une des conversations téléphoniques avec le patron d’Enron a lieu précisément le 10 septembre 2001 [11].

Lorsqu’il sera auditionné par les membres du Comité sénatorial, le 18 juillet 2002, le haut dirigeant d’Enron, expert aguerri du monde des affaires, se sera définitivement transformé en martyr ingénu. [12,13]

 
 

Durant l’audition de Thomas White devant le Comité sénatorial, le 18 juillet 2002, est exposé
un ensemble d’éléments de preuve démontrant son implication dans la fraude d’Enron et les
délits d’initiés dont il s’est rendu coupable. Mais la logique d’impunité de l’administration
Cheney-Bush permettra à White de rester au Pentagone jusqu’en avril 2003.
(cliquer sur l’image pour visionner l’intégralité de l’audition C-SPAN [13])

 

• 11-Septembre : un escroc bien placé

Dans le cadre du 11-Septembre, de par le poste qu’il occupe, Thomas White se révèle soudain un personnage incontournable par rapport à toute forme d’investigation concernant le secteur du Pentagone qui se trouve sous sa responsabilité directe. Et effectivement, la zone des dégâts – résultant selon le rapport officiel du crash d’un Boeing 757 sur le bâtiment - se situe en grande partie sur un secteur appartenant au département de l’Armée de Terre dont il est précisément le secrétaire.

C’est Thomas White qui est donc chargé de coordonner concrètement, avec les différents services de renseignement, les opérations postérieures à cet attentat au sujet duquel les observations que tout citoyen est en mesure de faire par lui-même en examinant les archives officielles entrent en violente contradiction avec la logique des événements tels qu’ils sont exposés dans le rapport de la Commission sur le 11-Septembre. Et cette commission néglige aussi de mentionner, à un quelconque endroit du rapport qu’elle a publié, la destruction des données financières du Département de la Défense et l’anéantissement de l’équipe comptable qui travaillait sur les derniers budgets, précisément caractérisés par des pertes massives dans les méandres des écritures comptables effectuées durant les deux années fiscales précédentes.

 
Donald Rumsfeld, en introduction de la conférence de presse délivrée 
en fin d’après-midi, le 11-Septembre : « Le secrétaire de l’Armée,
Tom White, qui est responsable pour de tels incidents, en tant
qu’agent exécutif du Département de la Défense, m’a rejoint. »
 

Au regard de cette situation particulièrement dérangeante, il est légitime de se poser plusieurs questions :

- En 2001, l’administration Cheney-Bush peut-elle ne pas être consciente de la nature singulière des activités menées par les dirigeants d’Enron, si l’on en juge par la formidable proximité de longue date de Kenneth Lay avec la famille du nouveau président américain ?

- L’exécutif en place à la Maison Blanche défend-il les seuls intérêts du peuple américain – et non d’autres intérêts plus inavouables – lorsqu’il vante les vertus de la privatisation et de la déréglementation à l’attention du Département de la Défense, en cohérence avec la communication opportuniste du géant de l’énergie dont les capacités économiques surnaturelles ont par ailleurs contribué à financer généreusement la campagne électorale du candidat Bush ?

- Enfin, Dick Cheney et Donald Rumsfeld, experts des opérations secrètes depuis trois décennies, peuvent-ils vraiment ignorer l’ensemble des nombreux agissements frauduleux de Thomas White à la tête de la filiale d’Enron lorsque, en mai 2001, ils lui attribuent le poste de secrétaire de l’Armée au Pentagone, sachant qu’à ce poste, White devient aussitôt responsable d’un budget de 81 milliards de dollars ? [4] 

Il faut être terriblement ignorant ou très peu psychologue – ou à l’inverse parfaitement conscient et fin manoeuvrier – pour installer un individu tel que Thomas White à la tête d’un budget de 81 milliards de dollars !

 
  
Pour quelle raison George W. Bush, Dick Cheney et Donald Rumsfeld
ont-ils donc confié à Thomas White le poste de secrétaire de l’Armée ?
 
 

À la suite de l’attentat du 11-Septembre, le Département de l’Armée de Terre comptera 74 personnes tuées parmi les 125 victimes travaillant au Pentagone. Et précisément, la division Ressource Services Washington (RSW), qui emploie 34 des 46 comptables et analystes budgétaires tués, se trouve administrativement intégrée à ce même département dont Thomas White est le patron. Enfin, les données financières détruites ce jour-là se trouvent également installée sur la zone appartenant au département de l’Armée.

En fait, lorsqu’en mai 2001 Thomas White a été nommé au Pentagone, il apparait tout simplement que sa position vulnérable, du fait des activités frauduleuses qu’il a accumulées depuis tant d’années, en faisait un candidat aisément manipulable et – dans le cas d’une nécessité de première importance… – un complice idéal pour assurer la couverture d’une action illicite au sein de l’appareil d’État américain.

 
 
 

Malgré l’ampleur et le retentissement de la faillite d’Enron, malgré l’accumulation des faits, des éléments de preuves et des témoignages qui accablent Thomas White, malgré son audition devant le Comité sénatorial et malgré les articles virulents de la presse tout au long de l’année 2002, en particulier le New York Times, réclamant la tête de White, ce dernier reste tout de même à son poste jusqu’en avril 2003. Politiquement parlant, il est possible qu’il ait ainsi permis de protéger d’autres têtes plus haut placées que la sienne. C’est en tout cas ce que suggère l’anecdote rapportée par le journaliste Joshua Green qui s’interroge sur l’incroyable longévité de White si l’on tient compte du concert de casseroles qui le suit inexorablement : « J’ai posé cette question à l’un de ses plus proches collaborateurs, qui m’a raconté une histoire étonnante : au cours du voyage à West Point le 1er juin [2002], Bush a pris White à part pour une conversation privée. ‘Tant qu’ils vous tapent dessus avec Enron, ils ne tapent pas sur moi’, a déclaré Bush, selon cet officiel de l’Armée. ‘C’est votre boulot. Vous êtes le paratonnerre de cette administration.’ » [8].

Cependant, au printemps 2003, cette précaution deviendra superflue : une fois lancée l’invasion de l’Irak, le champ des polémiques qui occupent les médias s’en trouvera bouleversé. En avril, un nouveau secrétaire de l’Armée s’installera discrètement au Pentagone, et Thomas White pourra se retirer en toute tranquillité après les bons et loyaux services rendus à l’administration Bush pour enfin profiter de sa fortune amassée chez Enron.

 
 

 

Lire l’article suivant : Révélations sur le lieu du crime

 

Lalo Vespera
La Parenthèse enchantée
Parution du livre en 2013

 


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Autres articles extraits de La Parenthèse enchantée :
 

 

Organigramme

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Sources et références
 
Analogie
 
[1] Radio-Canada "Les ex-dirigeants d’Enron coupables" (26 mai 2006)
 
Wikipedia – Conspiracy (crime)
 
[2] Wikipédia – Entente illicite
 
Le Monde "Entente illicite : 40 millions d’euros d’amende pour de grands noms du parfum" (27 janvier 2012)
 
[3] L’idiot du Village "Le dogme de l’infaillibilité démocratique" par Guillaume de Rouville (6 août 2012)
 
Guillaume de Rouville, La Démocratie ambiguë, Éditions Cheap
 
 
Un modèle d’escroquerie à grande échelle
 
[4] Wikipedia – Enron
[5] Journal Of Accountancy "The Rise and Fall of Enron – When a company looks too good to be true, it usually is." par William Thomas (avril 2002)
 
[6] USA Today "An Enron chronologie" (23 janvier 2006)
 
[7] bennettlawfirm.com – Enron, Code of Ethics
 
[8] L’humanité "Enron : l’arnaque du siècle sur les retraites" par Jacques Coubard (5 février 2002)
 
[9] Bethany McLean, Peter Elkind "The smartest guys in the room: the amazing rise and scandalous fall of Enron", Portfolio (2003)
 
[10] Libération " L’Inde annule un mégaprojet américain de centrale électrique" par François Musseau (5 août 1995)
 
Committee on Government Reform U.S. House of Representatives – Fact Sheet "Background on Enron’s Dabhol Power Project" (22 février 2002)
 
Palestine – Solidarité "Égypte : L’opération clandestine du renseignement étasunien" par Michel Chossudovsky (7 février 2011)
 
[11] Kurt Eichenwald "Conspiracy of Fools: A True Story", Broadway Books (2005)
 
[12] Enron : The Smartest Guys in the Room, documentaire de Alex Gibney (2004)
 
[13] Washington Monthly "The "Gate-less Community" par Joshua Green (juillet-août 2002)
 
[14] Enron : le casse du siècle, documentaire de Charles Noli et Emmanuel Amara (2005)
[15] Robert Bryce "Pipe Dreams: Greed, Ego, and the Death of Enron" PublicAffairs (2004)
Site de l’auteur et journaliste :
 
 
La famille Bush financée par Enron
 
[1] Enron : le casse du siècle, documentaire de Charles Noli et Emmanuel Amara (2005
 
[2] Kevin Phillips "American Dynasty: Aristocracy, Fortune, and the Politics of Deceit in the House of Bush", Viking (2004)

 
New York Magazine "Kings of America" par John Homans
 
 
Thomas White, escroc utile
 
[3] The New York Times "Signaling Change, Bush Picks 3 Executives for Pentagon Jobs" par James Dao (25 avril 2001)
[4] The New York Times "ENRON’S MANY STRANDS: A SUBSIDIARY; For Executives Of Enron Unit, The Skill Was in Leaving" par Neela Banerjee avec Shaila K. Dewan (15 février 2002), page 4.
 
[5] The Village Voice "The Incredible Shrinking Résumé of Thomas White" par Russ Kick (21 mai 2002)
[6] The New York Times "Cronies in Arms" par Paul Krugman (17 septembre 2002)
 
[7] CounterPunch "The New York Times, Salon, Enron and Me" par Jason Leopold (9 octobre 2002)
 
[8] Washington Monthly "The "Gate-less Community" par Joshua Green (juillet-août 2002)
 
[9] The New York Times "Ft. Hamilton Utility Deal With Enron Is Questioned" par Jayson Blair (10 mars 2002)
 
[10] Scoop "The Thomas E. White Affair – The Documents" par Jason Leopold (5 novembre 2002)
 
[11] The New York Times "ENRON’S COLLAPSE: THE SECRETARY; Army Chief Being Challenged on Ties to Company" par Christopher Marquis (25 janvier 2002)

 
[12] GPO – Transcription intégrale de l’audition de Thomas White devant le Comité sénatorial, le 18 juillet 2002
 
[13] C-SPAN – Enron and Western Energy – Vidéo de l’audition de Thomas White devant le Comité sénatorial, le 18 juillet 2002
 
 

 

 

3 Responses to “La Parenthèse enchantée (7/11) : Les reflets du modèle Enron”

  • Sophie

    Merci pour cet article de fond très bien documenté et le schéma met parfaitement en évidence les liens entre les membres du gouvernements et les sociétés privées, bravo.
    J’espère que, progressivement, les enquêtes parallèles menées par les alter-journalistes finiront par porter leurs fruits, surtout si les articles sont traités aussi sérieusement et avec des sources précises.

  • Buzz

    Malgré les divergences d’opinion que je peux avoir parfois avec l’auteur, c’est à nouveau un article formidablement bien écrit et terriblement intéressant !

    Pendant ce temps, Mediapart sort une « enquête » sur les théories du complot qui traite tous ceux qui étudient le 11/9 de malades mentaux… cherchez l’erreur :-/

  • H.

    Excellent article, en effet.

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