L’ « engagement armé » de l’Allemagne : au-delà du droit (1/2)

 

Le juge Dieter Deiseroth 

L’Allemagne est-elle légalement en droit ou dans son droit d’intervenir par l’usage de la force armée en Afghanistan ? Dieter Deiseroth, juge fédéral allemand dont nous avions publié une interview pour TELEPOLIS, doute de la constitutionnalité de cet acte. Nous vous proposons comme promis la traduction de son intervention fondamentale publiée en décembre dernier dans les « Feuilles de politique allemande et internationale », puis dans le quotidien de Francfort « Frankfurter Rundschau », quotidien référent de la capitale financière de l’Allemagne. Il envoie donc un signe fort aux élites financières du pays en plus de ses élites politiques. Avons-nous eu droit en France à ce type d’approche détaillée portée par un média à grand tirage? Pas à notre connaissance. Nous allons approfondir nos recherches, et appelons ici les lecteurs avertis à commenter pour nourrir le débat français à l’image du débat allemand.

Cette première partie évalue la constitutionnalité de l’engagement allemand sur le théâtre afghan. Nous publierons ensuite la seconde partie de cet article consacrée cette fois en détail aux circonstances qui ont amené Amid Karzaï au pouvoir, et sur la légitimité des accords de Bonn (signés à Petersberg) sur lesquels s’est fondée l’ONU pour "approuver" l’engagement des forces US puis celles de l’ISAF. En tout état de cause, les constats du juge Deiseroth sont applicables à la situation de nos militaires en Afghanistan, et notre pays devrait d’urgence se pencher à nouveau sur la légalité constitutionnelle et juridique de notre engagement en Afghanistan. 

 traduction Juttamedien, mise en ligne Corto,

 

  

Dieter Deiseroth: Afghanistan, aux sources de "Enduring Freedom": le droit bafoué, et l’absence de preuves*

  
(NdlR. les titres * , les parties de texte en gras, les liens contextuels, les notes et les photos ont été ajoutés par notre rédaction)
 
Frankfurter Rundschau, 26.11.2009 um 16:16:45 Uhr
 
Comme si la farce de l’élection autour de l’ancien président Hamid Karzaï nouvellement élu n’avait pas déjà suffisamment compliqué la situation en Afghanistan, la situation militaire dans le pays s’aggrave également. C’est pourquoi le président des Etats-Unis Obama et son ministre de la défense Gates projettent déjà le stationnement de troupes supplémentaires et en exigent autant des états alliés.
 
Note ReOpenNews: Bombardement de Kunduz.
 
91 afghans attestés, 142 selon la presse, ont péri le 4 septembre 2009 suite à une demande du commandement allemand qui a envoyé la chasse américaine vers 2 camions-citernes capturés par des insurgés, malgré la présence d’un rassemblement de civils autour.   
 
 
Comme l’a prouvé le bombardement récent de deux camions-citernes  qui a fait de nombreuses victimes civiles, l’armée allemande participe de plus en plus aux opérations militaires. Que les partis engagés dans le conflit militaire en Afghanistan désignent ce qui s’y passe comme « un engagement de stabilisation » ou « une guerre contre le terrorisme » n’a aucune importance au regard du droit des peuples ni du droit constitutionnel. 
 
En République fédérale, la « guerre » ne correspond à aucune catégorie particulière du droit constitutionnel. Le droit moderne des peuples ne connaît pas non plus le terme de guerre, il l’évite même pour ainsi dire. Le droit humanitaire des peuples, comme on le nomme, (selon les « conventions de Genève ») utilise consciemment le terme de « conflit armé » et non celui de « guerre ». Il est incontestable qu’un tel conflit armé se déroule en Afghanistan et que de ce fait le ci-nommé droit humanitaire des peuples est applicable. 
 
A présent, le nouveau ministre de la défense Karl-Theodor zu Guttenberg (ci-contre, démocrate-chretien), à la différence de son prédécesseur, tient compte de la situation militaire dans la mesure où il ne recule pas devant l’utilisation politique des termes « engagement armé » et « situation proche de l’état de guerre ». On ne devrait  donc plus être bien loin de la désignation politique de la guerre telle qu’elle existe dans les faits en tant que « guerre ». Mais ceci soulève d’autant plus la question de la conformité de principe de cet engagement militaire au regard, notamment, de la décision parlementaire prévue ce mois-ci sur la prolongation du mandat de l’Isaf.
 
La Loi fondamentale (LF) , depuis l’introduction en 1956 de la ci-nommée constitution des armées en tout cas, n’est pas une constitution pacifiste. Il n’en demeure pas moins qu’un devoir de paix est toujours à déduire des réglementations de la Loi fondamentale.
De plus, on lit dans l’article 87 a de la LF que la Fédération met sur pied « des forces armées pour la défense » (alinéa 1), lesquelles néanmoins – et ceci est très révélateur –  « en dehors de la défense [ …] ne doivent être engagées que dans la mesure où la présente Loi fondamentale l’autorise expressément. » (alinéa 12). Cette disposition du « ne doivent être engagées que dans la mesure où »  vise à empêcher que des « compétences non écrites » ne soient déduites «  de la nature de la chose » pour la mise sur pied et de ce fait aussi pour l’utilisation des forces armées comme moyen du pouvoir exécutif. Par là-même est institué le devoir de la stricte fidélité au texte.
 
Que signifie défense ?
 
Ce qu’il faut entendre par «défense » selon la Loi fondamentale (ci-contre) est à déduire d’une part de la genèse de l’article 87 a LF et d’autre part des termes  de la disposition sur l’  « état de défense » dans l’article 115 a LF. Selon l’article 115 a LF « l’état de défense » désigne la situation où « le territoire fédéral fait l’objet d’une agression armée » ou celle où « une telle agression est imminente ». 
Néanmoins, « l’état de défense » défini dans l’article 115 a LF ne couvre pas tous les cas de «défense» prévus par la loi fédérale. Car l’article 87 a LF prévoit la mise sur pied et par là même également l’engagement des forces armées fédérales au-delà des cas prévus «pour la défense» dans l’article 115 a LF. 
 
Le texte définitif de l’article 87 a alinéa 1 et 2 LF parle par ailleurs expressément, et à la différence de  la première version proposée, de «défense» et non de «défense du pays». Le législateur qui fut à l’origine de la modification de la Loi fondamentale considéra sans aucun doute un engagement dans le cadre de l’alliance de l’OTAN également comme autorisé  selon le droit constitutionnel lors de l’adoption de la disposition en 1968. Ceci est  également exprimé dans le texte de la Loi fondamentale  à l’article 80 a alinéa 3 LF
 
C’est pourquoi il faut partir du principe que la « défense » dans le sens que lui a conféré la Loi fondamentale comprend tout ce qui appartient au droit à l’autodéfense du droit des peuples en vigueur, d’après l’article 51 de la Charte des Nations Unies (UN-Charta) à laquelle la République fédérale d’Allemagne a adhéré. 
 
L’article 51 UN-Charta garantit – et limite – dans cet article pour chaque état le droit à la «défense individuelle et collective» contre une «agression armée» («armed attack»). D’après la jurisprudence du Tribunal International, une telle «agression armée» devrait au moins être imputée à l’Etat contre lequel le droit à l’autodéfense de l’article 51 Un-Charta serait invoqué. 
Les directives de l’articles 51 UN-Charta, et de ce fait aussi de l’article 87 a alinéa 1 et 2 LF, incluent sur ce point l’aide d’urgence armée demandée par exemple dans le cadre de l’OTAN en faveur d’un état tiers agressé, c’est-à-dire par exemple le «cas de l’alliance». Cela ne vaut toutefois et dans tous les cas seulement que le temps que «le conseil de sécurité (de l’ONU) ait pris les mesures nécessaires à la sauvegarde de la paix mondiale et la sécurité internationale».
 
Engagement uniquement pour la défense contre une agression
 
L’engagement de l’armée fédérale «pour la défense» (ci-contre) est par conséquent autorisé dans ces limites exclusivement comme défense contre «une agression armée », mais non, par exemple, à des fins de poursuite, de satisfaction et de protection d’intérêts politiques ou géostratégiques. L’objectif de lever les entraves à l’accès aux richesses minières , aux pipelines de pétrole ou aux marchés ou même celui de créer  ou de sécuriser des zones  d’influence politique ou économique justifient tout aussi peu le recours à la force  militaire sous forme d’autodéfense individuelle ou collective que la prise en charge de tâches importantes de la lutte contre la criminalité individuelle, organisée ou terroriste. 
 
Même s’il est très pénible et difficile d’identifier, d’amener des malfaiteurs terroristes, donc criminels, devant les tribunaux et de prouver la culpabilité individuelle, cela ne justifie pas de contourner les difficultés en misant sur des frappes militaires unilatérales, sur l’ « assassinat ciblé » de suspects ou même sur des actions militaires de représailles et de punition contre des pays dans lesquels séjournent des suspects ou dont ils sont originaires. 
 
La guerre en Afghanistan qui a été déclenchée après le 11 septembre 2001 par le gouvernement des Etats-Unis sous le président Bush junior et par ses alliés, guerre qui perdure à ce jour, en est un exemple négatif important et lourd de conséquences. 
 
La simple affirmation par des dirigeants politiques ( parmi d’autres, de l’ancien ministre de la défense Peter Struck lors de la présentation des « directives de la politique de défense » le 5 février 2002) que, depuis septembre 2001, l’Allemagne serait « défendue dans l’Hindou Kouch », ne saurait justifier ni le « cas de défense » selon l’article 115a LF, ni un cas de « défense » au sens de l’article 87a LF.
  
Cela est évident pour l’art. 115a et ne nécessite aucun autre raisonnement. Car, que «le territoire fédéral est agressé par la force armée ou qu’une telle agression est imminente », ne fut apparemment le cas ni le 11 septembre 2001, ni ne l’a été par la suite. 
 
Mais pour le reste également,  il n’a jusque-là pas été établi qu’un cas de «défense» existait en raison du 11/9. Au regard de l’article 87a LF, les conditions de l’article  51 de la charte UN [NdT: et non LF comme publié par erreur] devraient dans tous les cas être remplies matériellement. Une telle preuve convaincante fit et fait néanmoins défaut jusqu’aujourd’hui.
 
On aurait dû les présenter devant un tribunal*
 
On ne creusera pas davantage la question ici de savoir si la théorie du gouvernement Bush au sujet des dessous du 11 Septembre est dépourvue de contradictions et si elle est convaincante. Elle est sujette à de vives controverses partout dans le monde jusqu’à aujourd’hui.
On peut constater en tout cas ceci : Comme l’atteste le rapport officiel des recherches sur le 11-Septembre par les Etats-Unis, les quelques 19 auteurs de l’attentat dans les 4 avions détournés, qui de toute évidence venaient pour la plupart  d’Arabie saoudite et d’autres pays arabes, ainsi que de Hambourg, donc justement pas d’Afghanistan, apparemment, n’ont pas survécu aux attentats. Aucun autre attentat, ni aucune autre attaque  ne pouvaient donc être commis par eux.
 
Pour autant que l’on supposait d’autres suspects ou instigateurs en Afghanistan («safe haven»), on aurait dû – en présence de preuves concrètes correspondantes – procéder à leur extradition, afin de les présenter devant un tribunal (photo: le TPI de La Haye). Car l’article 2 n° 3 de l’UN-Charta prévoit expressément que tous les états ont à régler leurs différends internationaux, donc également ceux, par exemple, sur une extradition de suspects, par des moyens pacifiques.
 
Il n’existe aucun droit qui permette de choisir entre un règlement pacifique de différends (article 2, chiffre 3 UN-Charta) et un recours à la force militaire (article 51 UN-Charta), dans la mesure où le dernier va au-delà de la défense immédiate contre une «agression armée» actuelle, donc présente.
 
Au lieu de cela, on se décida du côté de l’ancien gouvernement des Etats-Unis, de décliner la proposition du régime taliban, annoncée le 20 septembre, puis début octobre 2001 – même publiquement – , sans l’avoir examinée de plus près. Il s’agissait d’extrader le prétendu ou réel instigateur du 11-Septembre, Oussama ben Laden ou d’autres suspects, vers un « pays islamique neutre » ou de les  soumettre sur présentation de preuves adéquates au Tribunal Pénal International, au Tribunal International ou à un autre tribunal international (à instituer, le cas échéant, par contrat selon l’exemple de Lockerbie).
 
Des propositions de la part du régime taliban*
 
Auparavant déjà, entre 1999 et 2001, il y a eu apparemment à plusieurs reprises des propositions de la part du régime taliban, d’extrader Oussama Ben Laden. C’est ce qui a été rapporté entre autres par la deuxième chaîne allemande (ZDF) en se référant à l’homme d’affaires afghano-américain Kabir Mohabbat. (ci-contre)
 
Selon ses propres déclarations, Mohabbat occupait alors la fonction de médiateur entre les deux partis. « Vous pouvez l’avoir, à tout moment, dès que les Américains sont prêts», lui aurait dit le ministre des affaires extérieures taliban Ahmed Mutawakil. «Donnez-nous le nom d’un pays et nous l’extraderons.»
 
En novembre 2000, il y aurait même eu une rencontre secrète entre représentants des Etats-Unis et des Talibans à Francfort pour discuter de cette question. D’après des déclarations de Mohabbat, les Afghans ont soumis plusieurs propositions lors des négociations dans un hôtel de luxe. Entre autres, ils auraient été prêts à extrader le chef terroriste vers un pays tiers, d’où il aurait pu être amené devant le Tribunal (Pénal) International de La Haye. A l’ambassade américaine du Pakistan ,d’autres négociations auraient dû avoir lieu plus tard au sujet du lieu et de la date de la remise de Ben Laden .
 
Mais malgré l’insistance des Taliban, aucun autre entretien n’a eu lieu avant le 11 septembre 2001. Ce n’est qu’après les attentats de New York et de Washington, selon le rapport de la deuxième chaîne allemande ZDF, que l’on s’est assis à nouveau à la table des négociations, cette fois à Quetta au Pakistan.
 
D’après Mohabbat, les Etats-Unis exigèrent toutefois une extradition en l’espace de 24 heures – une exigence que les Talibans, selon leurs déclarations, ne pouvaient satisfaire (prétendument ou de fait) pour des raisons logistiques. Dans une interview de la deuxième chaîne allemande ZDF, le président de la Commission du Parlement Européen pour la politique extérieure et la sécurité extérieure, le député chrétien démocrate Elmar Brok, a confirmé les déclarations de Mohabbat.
 
 
Selon le reportage de ZDF, Brok (ci-contre) occupait à cette occasion la fonction de médiateur entre Kabir Mohabbat et les Etats-Unis. L’objectif des Talibans lors du deal pour l’extradition eût été d’obtenir la reconnaissance des Etats-Unis et la fin du boycott instauré contre le régime islamique, selon l’agence de presse Reuters qui cite l’euro politicien allemand. «Je dois dire qu’après-coup cette proposition me paraît encore plus sérieuse qu’à l’époque. Mais [à l’époque], je m’étais déjà fait la réflexion : s’il y a du vrai là-dedans, il faut le transmettre. [ … ] Après-coup, quelques participants penseront sûrement : Si seulement on avait saisi cette opportunité [ …], on aurait alors évité beaucoup de souffrances», toujours selon Brok cité par la chaîne allemande. (à suivre)
 

Notes ReOpenNews:
  • 7 Mai 2010 ReOpenNews: L’Afghanistan est légalement un "conflit armé non international" (nombreux liens)
  • 15 Décembre 2009 ReOpenNews: Un juge fédéral allemand favorable à une nouvelle enquête sur le 11/9

 
 Notes en lien avec l’article:
  • 18 Mai 2010 Le Nouvel Obs.com: 20 personnes dont 6 soldats de l’Otan tués ce matin à Kaboul
  • Novembre 2009 le Monde Diplomatique, Serge Halimi: Mourir pour Hamid Karzaï?
  • 18 Septembre 2008 Blog du Diplo Alain Gresh: Pourquoi l’armée française doit quitter l’Afghanistan
  • 20 Juillet 2008 Blog du Diplo, Alain Gresh: Afghanistan, la bonne guerre
  • 29 Novembre 2006 Collectif Canadien Echec à la guerre: Afghanistan, une intervention légitime?

Rappel: Notes sur le 11 Septembre et l’Allemagne

  • 21 Janvier 2010 ReOpenNews: Avec Oliver Janich, journaliste sceptique
  • 20 Janvier 2010 ReOpenNews: La diffamation n’arrêtera pas les vrais journalistes
  • 4 Octobre 2009, ReOpenNews: Justice pour Mounir à Hambourg
  • 3 Septembre 2009 ReOpenNews: Le 11 Septembre en Allemagne (2 parties)

 

 

3 Responses to “L’ « engagement armé » de l’Allemagne : au-delà du droit (1/2)”

  • CD

    En effet…

    Quand est-ce que des spécialistes du droit vont examiner en France la conformité des conditions d’entrée en guerre?

    Kabir Mohabbat… je ne savais pas. Un truc de plus dans la caboche.

    Merci pour cet article!





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