Irak : l’âge des ténèbres (1/2). Un bilan dévastateur.

Dressé par un Occidental qui s’est intéressé depuis une vingtaine d’années à l’Irak, voici un bilan étourdissant des deux derniers conflits subis par ce pays, et de leurs conséquences pour le peuple irakien. Les questions posées par l’auteur de cet article en forme de réquisitoire sont simples : quelles sont les vraies raisons de cette guerre ? Quelle est la situation réelle du pays ?  Quel avenir pour l’Irak ? Chiffres à l’appui, Dirk Adriaensens, coordinateur de l’association SOS Irak, qui s’est rendu plusieurs fois sur place, brosse ici un tableau effarant de cette guerre menée pour "apporter la démocratie à ce peuple", qui devrait révolter tous les démocrates que nous déclarons être.

Cette première partie de l’article traite en particulier du contraste entre l’attitude et les déclarations victorieuses des USA, et la dévastation subie par la population irakienne depuis l’invasion en 2003.

 

 


Irak : l’âge des ténèbres (1/2)

Première partie : “Victoire !” un bilan dévastateur

 (lisez la 2e partie ici)

DIRK ADRIAENSENS est le coordonnateur de SOS Irak, membre du Comité exécutif du BRussells Tribunal. Depuis 1990, Dirk Adriaensens suit la situation en Irak de près. Entre 1992 et 2003 il a dirigé plusieurs délégations en Irak, chargées d’observer les terribles effets des sanctions. Il est co-fondateur du BRussells Tribunal, et il est l’un des coordinateurs de la Campagne mondiale contre l’assassinat des universitaires irakiens. Il a écrit plusieurs articles sur l’Irak.

  

Newsletter du BRussells Tribunal, nov. 2010

Au lendemain de l’invasion de 2003, le verdict triomphaliste des médias occidentaux était que, la guerre venait d’être gagnée, l’Irak se voyait assuré d’un avenir radieux et démocratique. Journaliste au New York Times, William Rees-Mogg exultait, célébrant la victoire : « 9 avril 2003, le Jour de la Libération pour l’Irak. » Libération obtenue par « ce moteur de libération mondiale » que sont les États-Unis. « Après 24 années d’oppression, trois guerres et trois semaines de bombardements continus, Bagdad émerge à peine de l’âge des ténèbres. La journée d’hier était une journée de libération historique[1] ».

« Le problème de cette guerre pour, je pense, de nombreux Américains, demeure que les prémisses qui nous semblaient en justifier le déclenchement, à savoir la détention par Saddam Hussein d’armes de destruction massive, se sont avérés invalides », déclara aux reporters le Secrétaire à la Défense Robert Gates, en visite officielle en Irak. « De sorte que, si on regarde les choses sous cet angle et qu’on cherche rétroactivement comment on devrait aborder cette guerre, même si le bilan est plutôt positif au point de vue des USA, l’ombre au tableau reste la manière dont elle a démarré[2]

Robert Gates reconnaît donc bien ici que cette guerre était illégale du point de vue du droit international car il n’y avait en réalité aucun « casus belli ». Mais dans la même phrase, il n’en déclare pas moins que le bilan est plutôt positif pour les États-Unis. Mais qu’entend-il par là exactement ? Comment le bilan colossal des victimes et des destructions pourrait-il s’avérer positif pour les USA ? Et que dire des responsabilités ? Lorsqu’on sait que l’Irak paie encore aujourd’hui des réparations pour son invasion du Koweit de 1990, qu’en est-il du paiement de réparations par les USA pour les destructions infligées illégalement à l’Irak ?

« Nous avons combattu ensemble, nous avons ri ensemble et parfois pleuré ensemble. Nous sommes restés côte à côte, payant ensemble le prix du sang », déclarait le Général Ray Odierno aux officiers irakiens et aux centaines de soldats et d’officiers américains réunis pour la cérémonie qui mettait officiellement fin aux opérations de combat. « C’était pour les idéaux de liberté et de justice que nous partageons »[3]. Oui, ils ont ri ensemble, comme riaient les infâmes auteurs des « meurtres collatéraux » de l’attaque en hélicoptère de combat contre les civils de Bagdad, en juillet 2007 – dont l’enregistrement vidéo a été récemment publié par Wikileaks [lien rajouté par la rédaction - Ndlr] – et qui tua plus d’une douzaine d’Irakiens, dont deux journalistes de Reuters. Quant au sang, nul doute qu’ils l’ont effectivement versé ensemble, et fort généreusement ! Celui de plus d’un million de mères, de pères, d’enfants et de vieillards irakiens… Et tout cela, M. Odierno, au nom des « idéaux de liberté et de justice que nous partageons ? » La plupart des Irakiens ne sont pas de cet avis. Pour eux au contraire, le pays a depuis sombré dans l’âge des ténèbres.

Les faits

Depuis 1990, début du régime de sanctions imposé par l’ONU, le taux de mortalité infantile a augmenté de 150% en Irak. En 2008, à peine 50% des enfants en âge d’entrer en école primaire étaient scolarisés, contre 80% en 2005 et près de 1 500 enfants étaient incarcérés dans des centres de détention. En 2007, les statistiques gouvernementales officielles dénombraient 5 millions d’orphelins en Irak. Plus de 2 millions d’Irakiens sont réfugiés hors du pays et près de 3 millions sont réfugiés (ou déplacés) à l’intérieur du pays. 70% des Irakiens n’ont plus accès à l’eau potable. Le nombre de chômeurs (sans indemnités) atteint officiellement les 50%, il est de 70% officieusement. 43% des Irakiens sont réduits à un épouvantable niveau de pauvreté. 8 millions d’entre eux auraient immédiatement besoin d’une aide d’urgence. 4 millions d’Irakiens sont sous-alimentés et ont un urgent besoin d’assistance humanitaire. 80% des Irakiens ne disposent plus d’aucun système sanitaire (égouts et eaux usées). Les minorités religieuses sont au bord de l’extinction[4]. Dans une récente étude commanditée par Oxfam, 33% des femmes n’avaient reçu aucune assistance humanitaire depuis 2003 ; 76% des veuves n’avaient reçu aucune pension ; 52% des femmes étaient sans emploi ; 55% avaient été déplacées depuis 2003 et 55% avaient été victimes de violences – 25,4% avaient été victimes de violences de rue, aveugles ou indiscriminées ; 22% de maltraitances familiales ou conjugales ; 14% avaient subi des violences infligées par des miliciens ; 10% avaient subi des mauvais traitements ou avaient été enlevées ; 9% avaient été abusées sexuellement et 8% avaient subi des violences des forces multinationales[5].  En Irak, le Parlement est incapable de fonctionner, les bidonvilles ne cessent de s’étendre, les maladies prolifèrent de plus en plus, et on constate une véritable épidémie de maladies mentales. Le fait que des innocents soient quotidiennement tués fait désormais partie de la vie de tous les jours.

William Blum brosse des aspects « bénéfiques » de cette guerre, un aperçu concis et particulièrement éloquent. « Aucun Américain ne devrait pouvoir oublier que la nation irakienne, la société irakienne, ont été détruites, ruinées, anéanties. Après 1991, les Américains ont bombardé douze années durant, avec toutes sortes d’excuses, puis envahi, puis occupé [l’Irak], en ont renversé le gouvernement, massacré et torturé la population à leur guise… Les habitants de cette malheureuse région ont littéralement tout perdu : leurs maisons, leurs écoles, leur électricité, leur eau potable, leur environnement, leur vie de quartier, leurs mosquées, leur archéologie, leur travail, leurs carrières, leurs professionnels, leurs services publics, leur santé physique, leur santé mentale, leur système de santé, leur couverture sociale, leurs droits des femmes, leur tolérance religieuse, leur sécurité, leurs enfants, leurs parents, leur passé, leur présent, leur avenir, leurs vies… Plus de la moitié des habitants sont morts, blessés, traumatisés, emprisonnés, déplacés ou exilés à l’étranger… L’uranium appauvri pollue leur air, leurs terres, leur eau, leur sang, leurs gènes… Ils en enfantent des monstres épouvantables… Des éléments non explosés de bombes à fragmentation gisent un peu partout, attendant que des enfants les ramassent »[6].

A ce sinistre tableau, Hannah Gurman ajoute le défi suivant : « Quelque zèle que le gouvernement américain puisse mettre à effacer le passé de l’Irak et à en prédire l’avenir, les Irakiens ordinaires n’en seront pas moins confrontés aux réalités bien plus chaotiques et complexes du présent. Je défie Obama ou quiconque au sein de l’appareil politique américain, d’aller en Irak et d’y regarder un enfant dans les yeux. Un enfant qui sept ans après l’invasion américaine, n’a toujours pas de logement, d’eau potable, de sanitaires, d’électricité ni d’école. Allez lui dire maintenant, à cet enfant-là, que la guerre d’Irak était une réussite »[7].

Il suffit de lire cette évaluation de la success-story irakienne, par le Dr Riad El Taher :

A ce jour, le bilan de l’aventure de Bush et Blair est le suivant : l’avenir des Irakiens est désormais entièrement aux mains de voyous et de profiteurs économiques. Aucun d’entre eux ne s’est jamais soucié le moins du monde de se rendre utile aux Irakiens. A preuve, la fortune considérable que Chalabi, Alawi, Maliki, Sistani, Hakin, Bayati, Bachachi, Baher Alom et Rubai ont instantanément tiré de leur aventure politique. Les ressources naturelles de l’Irak sont hypothéquées pour les 50 années à venir, au profit de compagnies pétrolières internationales. Les cerveaux comme les talents irakiens sont contraints d’émigrer. Les querelles religieuses s’enveniment, encouragées par la constitution. Les minorités religieuses – chrétiens, sabéens, etc. – sont harcelées ou contraintes à l’exil. Les droits de l’Homme, et en particulier concernant les femmes, sont constamment violés et ont largement régressé, notamment dans le domaine de la santé, de la maternité et de l’emploi. Les problèmes d’éducation, de santé, d’environnement et de gestion des ressources en eau sont complètement laissés de côté, et il en va de même de l’agriculture, des industries et de la culture. Grâce à Bush et Blair, plusieurs élections « démocratiques » se sont tenues en Irak, dont les votes furent achetés massivement par clientélisme, menaces ou intimidation. Aujourd’hui, les Irakiens ont accès par leurs téléphones cellulaires à de nombreuses chaînes télévisées détenues par la pègre de la Zone Verte et ses sponsors américains, britanniques ou koweitiens.

La destruction de l’Irak a produit deux millions de réfugiés mais ils ne sont pas les bienvenus en Occident. A l’ONU, le Haut Commissariat pour les Réfugiés s’est dit préoccupé par ce problème et a dénoncé le rapatriement forcé systématique des réfugiés irakiens appréhendés en Europe, suite au renvoi par avion de 61 d’entre eux à Bagdad[8].

La contradiction fondamentale de ces « succès » est que les 100 décrets de Bremer ont fait de l’Irak, ce cauchemar infernal pour les Irakiens, un vaste paradis pour affairistes de tous crins. Ils ont littéralement colonisé le pays pour le capital : pillage organisé à grande échelle, un véritable coupe-gorge capitaliste expérimental comme arme de destruction de masse. On n’a pas laissé aux Irakiens le moindre rôle à jouer dans la planification et aucun des contrats de sous-traitance ne leur a été accordé pour partager les bénéfices. La nouvelle législation économique a institué une détaxation quasi-totale. Les investisseurs étrangers détiennent désormais 100% des actifs irakiens, avec en prime le droit d’expatrier l’intégralité des profits, d’importer à volonté et sans restriction. Ils bénéficient en outre de contrats et de leasings à long terme, sur 30 ou 40 ans, dépossédant les Irakiens pour des décennies de leurs propres ressources, mais sécurisés de telle façon qu’aucun gouvernement ultérieur ne puisse les modifier, écrit Stephen Lendman[9].

Selon un rapport de Transparency International, la corruption qu’on observe en Irak est vouée à devenir « le plus grand scandale de corruption de l’Histoire »[10]. Tandis que les Américains se retirent, ils laissent derrière eux des centaines de projets abandonnés ou incomplets. Selon un audit d’une agence de surveillance financière américaine, plus de 5 milliards de dollars des contribuables américains se sont ainsi évaporés – soit plus de 10% des quelque 50 milliards que les Américains ont dépensés dans la prétendue reconstruction de l’Irak. Il ne s’agit d’ailleurs manifestement que d’une sous-estimation qui repose sur l’analyse, par l’Inspecteur Général Spécial pour la Reconstruction de l’Irak, de plus de 300 rapports d’experts comptables[11]. Malgré les 53 milliards « d’aide » dépensés depuis l’invasion de 2003, 70% des Irakiens n’ont toujours ni électricité ni eau potable. Ces fonds ont simplement rempli les poches d’entrepreneurs militaires étrangers et de membres corrompus de l’administration[12]. Selon l’Inspecteur Général Spécial pour la Reconstruction de l’Irak, pour près de 8.7 milliards de dollars, le Département de la Défense US est incapable de produire la moindre comptabilité crédible. Pour 9 autres milliards, 96% n’a pas été comptabilisé du tout. Il est d’ailleurs intéressant de souligner que la plupart de ces sommes ne provenaient pas d’aides, mais de la vente du gaz et du pétrole irakien, ainsi que de plusieurs avoirs ou actifs gelés depuis la période de Saddam Hussein et vendus eux aussi[13].

Les autorités irakiennes ont dernièrement entamé la construction d’une enceinte de sécurité autour de la capitale Bagdad, rapporte la chaîne nationale Al-Iraqiya TV, citant le porte-parole de la sécurité à Bagdad. Ce mur de béton percé de huit postes de contrôle devrait être terminé vers l’été 2011[14]. De sorte que, bien que la population de Bagdad soit d’ores et déjà contrainte de vivre en communautés fermées (avec des barrières de « sécurité » en béton entre chaque quartier), c’est bientôt toute la ville qui sera enfermée et coupée du reste du pays comme une forteresse médiévale.

En mai dernier, une étude intitulée l’Étude Mercer sur la Qualité de Vie[15], a rendu ses résultats concernant « les villes les plus habitables » en 2010. Bagdad était de loin la dernière – c’est-à-dire la ville la moins habitable de la planète. Cela tient à la totale destruction des réseaux d’égouts, des installations d’épuration, des usines, des écoles, des hôpitaux, des musées et des centrales électriques d’Irak par l’armée américaine[16]. UN-HABITAT, une agence des Nations Unies, a récemment publié un rapport de 218 pages intitulé L’État des villes dans le monde 2010-2011 : réduire la fracture urbaine[17]. Pour Adil E Shantoo, un fait particulièrement choquant y s’y trouve presque délibérément passé à la trappe, concernant les populations urbaines d’Irak : au cours des décennies qui précèdent l’invasion américaine de l’Irak, en 2003, les bidonvilles regroupaient moins de 20% de la population urbaine d’Irak. Aujourd’hui, ce pourcentage est de 53%, soit 11 millions de citadins sur 19 au total. Au cours de la dernière décennie, la plupart des pays ont fait des progrès pour diminuer la population des bidonvilles. L’Irak glisse au contraire dangereusement dans la direction opposée[18].

Lancé en 2007, le Global Peace Index (GPI) classe chaque année les pays en fonction de la tranquillité qui y règne, sur la base d’indices caractéristiques de paix ou de violence. Dans son rapport de 2009, sur 144 pays, l’Irak arrivait dernier, l’Afghanistan avant-dernier. En avril 2010, Amnesty International publiait un rapport intitulé « Irak : compte-rendu sur les droits de l’Homme ». Leur conclusion était que : « la situation des droits de l’homme dans le pays reste grave. Toutes les parties du conflit en cours ont commis des abus choquants et la population civile continue d’assumer le coût des violences qui se poursuivent. La situation sur le plan sécuritaire est toujours précaire en dépit de quelques améliorations en 2009. Arrestations, kidnappings, fusillades et attaques armées contre des civils demeurent quotidiennes ».

Il n’y a toujours aucun gouvernement digne de ce nom en Irak. Comme l’écrit Saad Jawad, qui enseigne les Sciences Politiques à l’Université de Bagdad, « certains analystes cyniques estiment que la situation actuelle reflète exactement ce que visaient les États-Unis (et Israël) ou ce que Washington avait en tête en jetant les bases de la nouvelle Constitution. Les tensions qui divisent actuellement l’Irak continuent d’affaiblir le pays et le maintiennent à la merci des USA, permettant à ceux-ci d’y conserver leur rôle de puissance tutélaire afin d’y perpétuer leur présence »[19].

Mais qui menace réellement la sécurité de l’Irak ? Qui est à l’origine des attaques meurtrières et des attentats à la voiture piégée ? Dans de nombreux cas, on dénonce la complicité des forces de sécurité. Le 28 août, les forces américaines ont arrêté un député d’Ahmad Chalabi, Ali Faisal al Lami – qui fut un temps le politicien irakien favori de l’administration Bush – pour son implication dans une série d’attentats qui avaient coûté la vie à des ressortissants américains et Irakiens. Al Lami est un responsable Shiite, membre du parti Sadriste et responsable du Justice and Accountability Committee, dirigé par Chalabi[20]. Ce que démontre cette information, c’est que les crapules qui sont venues en Irak avec les troupes américaines et dont les milices étaient armées, formées et financées par les USA, sont au moins partiellement responsables des séries d’attentats qui ravagent le pays.

Lorsqu’on garde de tels faits à l’esprit, il semble ahurissant d’entendre des responsables américains parler, au sujet de l’Irak, d’un « bilan positif pour les USA ». Obama a proclamé la prétendue suspension définitive de la Mission de Combat en Irak[21]. Mais il refuse toujours de faire réellement le bilan de ces sept années de catastrophe, préférant regarder vers l’avenir et éluder ses responsabilités. L’un des commentaires les plus pertinents du discours officiel d’Obama fut sans doute celui de Chris Floyd :

Après avoir fallacieusement déclaré le 30 août « la fin de la Mission de Combat en Irak », […] Obama a lâché ce qui était peut-être le mensonge le plus énorme, le plus honteusement malhonnête de la soirée : “A travers ce remarquable chapitre de l’histoire des États-Unis et de l’Irak, nous avons assumé nos responsabilités ». Nous avons assumé nos responsabilités ! Non, Monsieur le Président ! Certainement pas ! Pas tant que de nombreux Américains, et de très hauts rangs, n’auront été jugés pour crimes de guerre. Pas avant que les États-Unis n’aient payé des centaines de milliards de dollars de réparations sans restrictions aux Irakiens pour le viol de leur pays et l’extermination de sa population. Pas avant que les États-Unis n’aient ouvert leurs frontières à tous ceux et celles qui ont été et vont être chassés d’Irak par l’épouvantable niveau de destructions que nous avons infligées à leur pays, ou qui le quitteront pour fuir les ignobles crapules et les fanatiques qui nous doivent aussi bien la puissance que la totale liberté d’action qu’ils ont acquise dans le pays. Pas avant que vous-même, Monsieur le Président, faisant pénitence avec le sac et la cendre, n’ayez proclamé une Journée Nationale de la Honte, à célébrer chaque année par des lamentations, des réparations et des confessions, pour les crimes contre l’humanité que nous avons commis en Irak[22].

Mais les États-Unis n’ont aucune intention de payer la moindre réparation pour les destructions commises. Au contraire : Christopher Crowley, directeur d’USAID en Irak, a lui-même déclaré que les pressions qui exigent des Irakiens qu’ils prennent en charge le coût du Programme d’aides aux victimes américaines faisaient partie d’un accord général sur l’ensemble des programmes d’assistance en Irak. Les USA “entendent obtenir l’augmentation de la contribution du gouvernement [irakien] à ces programmes, afin qu’ils puissent être maintenus sur le long terme », déclare-t-il. Selon Crowley, nombreux sont ceux qui aux USA estiment que l’Irak, avec les troisièmes plus grandes réserves mondiales de pétrole brut, a largement les moyens de payer d’une manière ou d’une autre pour les reconstructions de l’après-guerre. Lorsqu’on lui demande pourquoi le gouvernement irakien devrait payer des compensations pour les victimes des opérations américaines, il répond que les victimes « sont des citoyens irakiens »[23]. C’est littéralement incroyable : les USA exigent que ce soit le gouvernement irakien qui paie des compensations pour l’ensemble des morts et des destructions que la machine de guerre américaine a infligé à l’Irak. Et les raisons qu’ils avancent sont : 1) l’Irak peut vendre suffisamment de pétrole pour reconstruire le pays ; 2) les victimes sont irakiennes, donc les compensations doivent être payées par… les Irakiens ! C’est le monde à l’envers ! Commentaire d’un Irakien : « Quelqu’un pénètre chez moi illégalement, y détruit tout ce qui peut l’être, massacre ma famille, et exige que ce soit à moi de payer pour ce qui a été commis ? Mais à qui on parle, là ? A des sauvages à peine sortis de l’âge des cavernes ? »

Certes, toutes ces destructions ont coûté énormément d’argent au contribuable américain. « Tandis que les États-Unis mettent fin aux combats en Irak, il s’avère que notre estimation de trois mille milliards de dollars (qui incluait à la fois le coût direct de la guerre pour le gouvernement US et l’impact général de celle-ci sur l’économie américaine), était de toute façon sous-évaluée. Par exemple, le coût de l’indemnisation des vétérans – diagnostics, soins, versement de compensations, s’avère supérieur à nos prévisions », écrit Joseph Stiglitz dans le Washington Post[24]. Un rapport publié en Inde par le Groupe de Prévision Stratégiques, dans un ouvrage intitulé Le coût des conflits du Proche-Orient, calcule en outre que, sur les 20 dernières années, ces conflits ont coûté aux nations et aux populations de la région plus de 12 mille milliards de dollars. Ce rapport précise que le Proche-Orient a enregistré «  une forte augmentation des dépenses militaires au cours des 20 dernières années, et qu’il est désormais considéré comme la région la plus lourdement armée du monde »[25]. Imaginez les mêmes sommes dépensées en infrastructures rurales et urbaines, en réservoirs, en systèmes de désalinisation et d’irrigation, en reforestation, en pisciculture, en médecine et santé publique, en logement, en information et technologie, en emplois, en programmes d’intégration équitable de villes et de villages, en réparation des ravages des guerres, plutôt que dans des armes qui ne peuvent que semer la destruction.

L’insupportable légèreté des services publics irakiens

Comme nous l’avons vu plus haut, la très grande majorité des Irakiens n’ont plus accès aux services de première nécessité, tels que la distribution d’eau potable, le ramassage des ordures ménagères, un réseau électrique fiable, un réseau d’égouts fonctionnel, l’emploi, le système de santé, etc. L’Irak a d’ores et déjà sombré dans l’âge des ténèbres, non seulement au sens figuré mais même au sens le plus littéral du terme, car même la lumière est devenue une denrée rare. Des plaintes de plus en plus nombreuses dénoncent des coupures de courant qui réduisent l’alimentation électrique publique à seulement quelques heures par jour. Le 22 août dernier, les forces de l’ordre irakiennes ont eu recours aux canons d’eau et aux matraques pour disperser les manifestants dans la ville irakienne du Sud, Nasiriyah, et réprimer les émeutes qui avaient éclaté en protestation contre les coupures de courant, qui handicapent toute activité, et contre l’insuffisance des services publics. Des protestations similaires avaient déjà eu lieu à Nasiriyah en juin dernier lorsque 1 000 manifestants avaient essayé de prendre d’assaut le siège du Conseil Régional défendu par les forces de l’ordre, ainsi qu’à Bassora, où deux personnes avaient été tuées lors d’affrontements avec la police[26]. Des émeutes similaires ayant éclaté pendant tout le mois de juin contre les pénuries d’électricité dans plusieurs villes d’Irak, le ministre Kareem Waheed fut finalement contraint de démissionner[27].

Il fut remplacé par Hussain al-Shahristani, ministre irakien du Pétrole, débarqué en Irak en 2003 dans le sillage des chars américains et britanniques. Il publia alors un décret interdisant toute activité syndicale et suspendant toute forme de coopération ou de pourparlers avec les syndicats de l’électricité publique. Il a lui-même supervisé les opérations de police imposant la fermeture des bureaux des syndicats et la confiscation de tout ce qui s’y trouvait : documents, mobilier, ordinateurs, etc. Akram Nadit, Représentant International de la Fédération des Syndicats et Conseils d’Ouvriers en Irak (http://fwcui.org/french/french.html), a alors lancé un appel à la population, lui demandant d’adresser des lettres de protestations à Al-Shahristani : « Cet ordre est une violation patente de la réglementation internationale du travail que votre gouvernement est tenu de faire respecter. Nous donc faisons appel vous pour que cette situation soit rétablie et qu’on mette fin à cet assaut contre les syndicats irakiens »[28].

Après la campagne de bombardement de l’Opération Tempête du désert de 1991, les centrales électriques et les lignes à haute tension irakiennes étaient détruites à 91% : soit 95 centrales électriques ainsi que l’intégralité des lignes de 400 000 et 135 000 volts. La distribution du pétrole était totalement stoppée et les sites de forage de Kirkuk, au Nord du pays et de Rumaila au Sud, ainsi que les raffineries, stations essence et sites de stockage du pétrole pour l’export des ports pétroliers d’Umm Qasr et de Fao étaient intégralement détruits. Les Irakiens parvinrent néanmoins à rétablir l’électricité en à peine six mois, en dépit des sanctions drastiques imposées au pays. La campagne de reconstruction qui suivit la fin des hostilités en mars 1991 fut un véritable exploit aux dimensions stupéfiantes. A l’heure actuelle, sept ans après la « libération », les principaux services publics ne fonctionnent toujours pas correctement.

Un bloggeur irakien écrivait  récemment : « Sous le précédent ministre, nous avions généralement droit à deux heures d’électricité puis quatre heures de coupure. Ce qui nous faisait en moyenne huit heures d’électricité par jour. Parfois c’était moins que ça. Aujourd’hui, sous Shahristani, on a moins de quatre heures d’électricité par jour pendant l’infernal été irakien où, plus de trois mois durant, la température ne descend jamais au-dessous de 50°C. Le grand vizir a trouvé une explication à ce problème et une solution simple pour résoudre le dilemme de l’électricité. Il estime que nous, les Irakiens, nous gaspillons l’électricité, et que dans chaque maison toute la famille devrait se rassembler le soir dans une même pièce et y dormir ensemble. Je ne sais pas comment il peut seulement dire une chose pareille ou même imaginer une solution aussi honteuse »[29].

A vrai dire, la chaleur torride de l’été, Shahristani ne s’en soucie guère. Ces chiffres donnent une idée des salaires de certains pontes irakiens : environ 700 000 $ US par an pour le Président et quelque 600 000 $ US pour les Vice-présidents – quoique selon certaines agences de presse irakiennes l’ensemble des revenus mensuels du Vice-président Adel Abdul Mahdi atteindrait le million de dollars US. Le salaire d’Al-Maliki [le Premier ministre] est, lui, identique à celui du Président irakien. Le Président du Conseil de la Magistrature touche environ 100 000 dollars US par mois (sans compter les allocations). Leur retraite s’élève à 80% du montant de leur dernière paie, et ce jusqu’à la fin de leurs jours[30].

Liberté ? Justice ?

 * * * Fin de la première partie * * *

(lisez la suite ici)
 

DIRK ADRIAENSENS

Newsletter du Tribunal de Bruxelles Nov. 2010

 

Références de l’auteur :

[1] Roy Greenslade, Press Gang: How Newspapers Make Profits From Propaganda, revised ed., London, Pan Books, 2004.  Voir aussi “Time to Judge the Iraq Pundits”  http://www.buzzle.com/editorials/4-10-2004-52754.asp

[2] “Gates: Iraq outcome ‘will always be clouded by how it began’”, 1er septembre 2010, http://www.mcclatchydc.com/2010/09/01/99997/gates-iraq-outcome-will-always.html#ixzz0yQLOLNxb

[3] “As U.S. combat role ends in Iraq, new commander takes charge”, 1er septembre 2010, http://www.mcclatchydc.com/2010/09/01/100006/as-us-combat-role-ends-in-iraq.html#ixzz0yQOJPQgw

[4] “Iraq’s ignored minorities face extinction – new MRG report”, 26 février  2007, http://www.minorityrights.org/682/press-releases/iraqs-ignored-minorities-face-extinction-new-mrg-report.html

[5] Mission accomplished? Not for the Iraqi people, 27 juin 2010, http://www.sfgate.com/cgi-bin/article.cgi?f=%2Fc%2Fa%2F2010%2F06%2F27%2FIN5D1E116Q.DTL#ixzz0yUDbF2Va

[6] “The Anti-Empire Report”, 1er septembre 2010, http://killinghope.org/bblum6/aer85.html

[7] “The Iraq withdrawal: An Orwellian success”, 15 août 2010,

http://www.salon.com/news/iraq_war/index.html?story=%2Fnews%2Ffeature%2F2010%2F08%2F15%2Firaq_withdrawal_success

[8] “UNHCR concerned at continuing deportations of Iraqis from Europe”, 3 septembre 2010,

http://www.unhcr.org/4c80ebd39.html

[9] “Iraq Today: Afflicted by Violence, Devastation, Corruption, and Desperation”, 27 avril 2010, http://sjlendman.blogspot.com/2010/04/iraq-today-afflicted-by-violence.html

[10] “Corruption In Iraq May Account for More Than 1/3 of the Total Cost of the US-Iraq Occupation”, 15 avril 2008, http://www.americanchronicle.com/articles/view/58532

[11] “AP IMPACT: US wasted billions in rebuilding Iraq”, 29 août 2010,

http://news.yahoo.com/s/ap/20100829/ap_on_bi_ge/ml_iraq_us_reconstruction_legacy

[12] “Mission accomplished? Not for the Iraqi people”, 27 juin 2010, op. cit.

[13] “US ‘fails to account’ for Iraq reconstruction billions”, 27 juillet 2010,

http://www.bbc.co.uk/news/world-south-asia-10774002

[14] “Iraq starts construction of security wall around Baghdad”, 4 mai 2010,

http://www.twocircles.net/2010may03/iraq_starts_construction_security_wall_around_baghdad.html

[15] “Quality of Living worldwide city rankings 2010 – Mercer survey”, 26 mai 2010, http://www.mercer.com/qualityoflivingpr

[16] “The truth about the ‘end of combat operations’ », 22 août 2010,

http://www.michaelmoore.com/words/mike-friends-blog/truth-about-end-combat-operations

[17] “State of the World’s Cities 2010/2011 – Cities for All: Bridging the Urban Divide”,

http://www.unhabitat.org/content.asp?cid=8051&catid=7&typeid=46&subMenuId=0

[18] “What You Will Not Hear About Iraq”, 20 août 2010,

http://www.fpif.org/articles/what_you_will_not_hear_about_iraq

[19] “A local dilemma or US design?”, 22 juillet 2010, http://www.bitterlemons-international.org/inside.php?id=1292

[20] “Chalabi aide arrested on suspicion of Baghdad bombings”, 28 août 2010, http://www.mcclatchydc.com/2008/08/28/51031/chalabi-aide-arrested-on-suspicion.html

[21] “Obama Declares an End to Combat Mission in Iraq”, 31 août 2010, http://www.nytimes.com/2010/09/01/world/01military.html?_r=1

[22] “Speech Defect: Emissions of Evil From the Oval Office”, 1er septembre 2010,

http://chris-floyd.com/articles/1-latest-news/2016-speech-defect-emissions-of-evil-from-the-oval-office.html

[23] “US Wants Iraq to Pay Bill for War Victims”, 12 août 2010,  http://abcnews.go.com/International/wireStory?id=11381847

[24] “The true cost of the Iraq war: $3 trillion and beyond”, 5 septembre 2010,

http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2010/09/03/AR2010090302200.html

[25] “Middle East Loses Trillions As U.S. Strikes Record Arms Deals”, 3 septembre 2010,

http://rickrozoff.wordpress.com/2010/09/03/middle-east-loses-trillions-as-u-s-strikes-record-arms-deals/

[26] “Iraq police, protesters clash over power shortages”, 22 août 2010, http://alertnet.org/thenews/newsdesk/LDE67L04Z.htm

[27] “Iraq electricity minister resigns after deadly protests”, 21 juin 2010, http://www.bbc.co.uk/news/10371581

[28] “Iraq: Minister closes all union offices in Saddam-style move”, 14 août 2010, http://www.ahewar.org/eng/show.art.asp?aid=1058

[29] “Bring us back the old fever”, 13 août 2010,  http://blogs.mcclatchydc.com/iraq/2010/08/bring-us-back-the-old-fever-.html

[30] “Iraq’s Top Ten Salaries… And The Best Pension in The World, I guess”, 9 juin 2010,  http://blogs.mcclatchydc.com/iraq/2010/06/iraqs-top-ten-salaries-and-the-best-pension-in-the-world-i-guess.html

 


 

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3 Responses to “Irak : l’âge des ténèbres (1/2). Un bilan dévastateur.”

  • Fab

    remarquable
    merci de diffuser un texte comme celui-ci
    vous êtes à peu près les seuls à le faire en France

  • HIDALGO

    Et dire que notre mini-conducator aurait rêvé de participer à cette exaltante aventure militaire. Je suis reconnaissant à Chirac de nous avoir évité de partir dans cette galère immonde.
    L’histoire de État-Unis est pleine de ces expéditions, même si moins dévastatrices (voir « Histoire populaire des États-Unis » d’Howard Zinn).
    Grace aux media alternatifs (merci pour cet excellent article très documenté) et à l’action d’activistes (Julian Assange) les faits émergent peu à peu à la connaissance d’un public plus large.
    Bravo ReOpen 911 pour le professionnalisme de la plupart des articles publiés.
    J’attends la suite avec intérêt

  • luisa

    Article qui crève le coeur mais en même temps nous rend fou de rage.

    Qu’a fait l’ONU à l’époque (Kofi Annan) et que fait l’ONU présentemen (Ban Ki-Moon)??

    Ce qui me dérange le plus, c’est qu’au lieu d’isoler ce pays meurtrier qu’est les Etats-Unis, les pays de l’OTAN (dont mon pays en fait partie, malheureusement) se sont empressés de devenir complices de ce grand meurtrier en offrant leurs « services » en Afghanistan.

    Mais je crois que l’Europe paie chèrement leur « soutien moral » à ce pays voyou et criminel qu’est les Etats-Unis.

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