Via l’aide américaine, des chefs de guerres construisent l’empire afghan

L’Afghanistan est un pays en guerre, mais c’est également un pays dévoré par la corruption et le trafic de drogue. L’exemple d’Ahmed Wali Karzai, frère du président afghan et trafiquant de drogue notoire, qui est un allié de la CIA avant le 11-Septembre et le gouverneur de la province hautement stratégique de Kandahar est loin d’être un cas isolé. Un rapport de l’ONU estime ainsi que chaque année, la corruption atteint le montant astronomique de 2,5 milliards de dollars, ce qui représente environ un quart de l’économie de ce pays pauvre. Dans ce jeu triangulaire auquel participent à la fois le gouvernement afghan soutenu par l’OTAN, les Talibans et les Seigneurs de guerre locaux, la frontière entre la légalité et l’illégalité n’a jamais été aussi ténue, et certains en profitent pour tirer leur épingle du jeu.

Dexter Filkins(*), correspondant de guerre pour le New York Times et lauréat du Prix Pulitzer en 2009, nous dresse ici le portrait de Matiullah Kahn, l’un de ces Seigneurs de guerre (War Lords en anglais) qui, en jonglant avec les amitiés, a su se rendre indispensable aux yeux de la Coalition, tout en mettant en évidence la faiblesse des autorités locales. Ce ne serait que trop simple si ces mêmes Seigneurs de guerre, profitant de la faiblesse de l’Etat central, n’étaient pas eux-mêmes très proches de membres influents du gouvernement, voire de la famille même du président mis en place par l’OTAN. C’est dans cette confusion générale que semble se trouver le nœud du problème que constitue le trafic de drogue en Afghanistan, et que réside le drame qui continue de tirer ce pays vers l’abyme.

Pour ces raisons et pour les fausses justifications ayant mené à cette guerre suite au 11 septembre 2001, les questions que nous continuons de poser, comme toutes les autres associations pacifistes sont les suivantes : que fait notre armée là-bas ? Quels intérêts y sert-elle et jusqu’à quand ?

 

Un poste de sécurité sur la route contrôlée par Matiullah Khan dans le sud de l’Afghanistan.
Il dirige une armée privée qui gagne des millions de dollars en surveillant les convois de l’OTAN.
 

 

Via l’aide américaine, des chefs de guerres construisent l’empire afghan

par Dexter Filkins, New York Times, le 5 juin 2010

Dexter Filkins est un correspondant de guerre américain pour le New york Times. Il est l’auteur du livre  "The Forever war" qui est paru en français aux Éditions Albin Michel sous le nom "La guerre sans fin" (*). Ce livre est basé sur les reportages qu’il a effectués en Afghanistan et en Irak depuis 1998.

 

Traduction Antho pour ReOpenNews
 

TIRIN KOT, Afghanistan – L’homme le plus puissant de cette étendue de terre aride du sud de l’Afghanistan n’est pas le gouverneur de la province, ni le chef de la police, et encore moins le commandant de l’armée afghane.

Il s’agit de Matiullah Khan, le patron d’une armée privée qui a gagné des millions de dollars en surveillant les convois de provisions de l’OTAN et en combattant les insurgés talibans aux côtés des Forces Spéciales Américaines.

En un peu plus de deux ans, M. Matiullah [ci-contre - ndlr], un illettré, ancien chef de patrouille autoroutière, est devenu plus puissant que le gouvernement de la province de Orozgân, non seulement en s’emparant de son rôle en matière de sécurité, mais aussi, comme l’expliquent ses rivaux, en usurpant ses autres fonctions, comme la nomination de fonctionnaires et la redistribution des aides de l’Etat. Ses combattants effectuent des missions avec les officiers des Forces Spéciales Américaines. Lorsque des fonctionnaires afghans se sont opposés à lui, il les a soit rabroués, soit mis de côté.

« Orozgân était l’endroit le plus dangereux d’Afghanistan, à présent c’est l’endroit le plus sûr » déclara M. Matiullah lors d’une interview dans sa demeure, là où chaque jour des gens viennent lui rendre hommage, espérant de l’argent et de l’aide. « Que devrions-nous faire? Les fonctionnaires sont des lâches et des voleurs ».

M. Matiullah est un des Seigneurs de guerre semi-officiels qui sont apparus à travers l’Afghanistan ces derniers mois, alors que les officiers américains ou ceux de l’OTAN essaient de soutenir – si ce n’est supplanter – des forces régulières afghanes inefficaces dans la bataille contre l’insurrection talibane.

Dans certains cas, ces hommes forts ont restauré l’ordre, bien que cela ait affaibli les institutions que les Américains s’emploient à renforcer : les structures gouvernementales, comme les forces de police et les administrations provinciales qui sont supposées être un jour assez fortes pour permettre aux Américains et aux autres troupes de partir.

Dans d’autres endroits à travers le pays, les gangsters afghans sont apparus sur le devant de la scène en tant que chefs de compagnies de sécurité privées ou chefs de milices, indépendantes de tout contrôle gouvernemental. Dans ces cas-là, les Seigneurs de guerre ont non seulement émergé de l’anarchie, mais ils ont aussi contribué à la répandre.

Pour les Américains, qui s’empressent de sécuriser le pays afin de respecter la date butoir fixée par le président Obama, l’émergence de tels gangsters est vue comme un moindre mal, en dépit du fait que beaucoup d’entre eux sont compromis. Dans le cas de M. Matiullah, les commandants américains semblent avoir mis de côté le fait qu’il soit lié aussi bien au trafic de drogue qu’aux insurgés talibans.

« Les institutions du gouvernement, en matière sécuritaire et militaire ne sont pas encore assez fortes pour apporter la sécurité » explique le général de division Nick Carter, commandant des forces de l’OTAN dans le sud de l’Afghanistan. « Mais cette situation n’est pas tenable et doit être résolue ».

Beaucoup d’Afghans disent que les Américains et leurs partenaires de l’OTAN font une grave erreur en tolérant ou en encourageant les Seigneurs de guerre comme M. Matiullah. Ces Afghans craignent que les Américains laissent derrière eux un gouvernement afghan trop faible pour faire son travail, et des bandits ne disposant d’aucun soutien populaire.

« Matiullah est un type illettré qui utilise le gouvernement pour ses propres intérêts, » affirme Mohammed Essa, un chef tribal de Tirin Kot, la capitale de la province de Orozgân. « Une fois les Américains partis, il ne durera pas. Ensuite, que se passera-t-il ? ».

La construction d’une fortune

M. Matiullah ne ressemble guère aux Seigneurs de guerre âgés et bedonnants issus des précédentes guerres afghanes. Grand et fin, il porte un turban en soie noire et il lève le petit doigt lorsqu’il s’exprime pour faire une remarque. L’armée de M. Matiullah est elle-aussi un mélange peu courant, une entreprise privée en plein essor couplée à une milice financée par le gouvernement.

Sa principale tâche – et sa principale ressource financière – est de sécuriser l’autoroute aux allures chaotiques reliant Kandahar à Tirin Kot dans le cadre des convois de l’OTAN. Un jour par semaine, M. Matiullah déclare ouverte l’autoroute longue de 160 km, et il y déploie ses hommes de main tout le long. L’autoroute traverse une zone de forte présence talibane.

M. Matiullah maintient la sécurité sur l’autoroute, et il est très bien payé pour le faire. Il facture à l’OTAN 1 200$ pour le passage d’une cargaison, ou 800$ pour les plus petites, nous explique un de ses assistants. Ses revenus, toujours selon ses assistants, se montent à 2,5 millions de dollars, une somme astronomique dans un pays aussi pauvre que celui-ci.

« Ce serait du suicide que de prendre cette route sans les hommes de Matiullah » témoigne Mohammed, un chauffeur transportant des tas de sacs de sable et du matériel d’éclairage à destination de la base hollandaise de Tirin Kot. Le gouvernement afghan prend lui-même en charge une grande partie des dépenses de M. Matiullah. Selon les termes d’un arrangement avec le ministère de l’Intérieur, le gouvernement paie environ 600 des 1500 hommes de main de M. Matiullah, y compris M. Matiullah lui-même, en dépit du fait que ses forces ne sont pas sous le contrôle du gouvernement.

« Le gouvernement a essayé de le stopper, et quand il a réalisé qu’il ne pouvait pas, ils ont accepté de payer ses hommes » explique Martine van Bijert, la co-directrice du Afghanistan Analysts Network, une organisation indépendante. Les commandants de l’OTAN disent payer à contrecoeur M. Matiullah (et d’autres) pour ses services, car ils n’ont aucun autre moyen de faire transiter leurs convois à travers un territoire dangereux. Utiliser leurs hommes pour cela les éloignerait de leurs autres tâches, nous expliquent-ils.

Le soutien américain

Mais le rôle de M. Matiullah dépasse le simple cadre des affaires. Sa milice a été choisie par les officiers des Forces Spéciales U.S. pour obtenir des renseignements et combattre les insurgés. Les quartiers de M. Matulliah se trouvent à environ 150 mètres de la base des Forces Spéciales à Tirin Kot. Un officier des Forces Spéciales, qui a accepté de parler anonymement au sujet de M. Matiullah, explique que son unité entretient une relation très avancée avec M. Matiullah. « Matiullah est le meilleur ici » déclare l’officier.

Avec les millions de l’OTAN et le soutien américain, M. Matiullah est devenu la force politique et économique la plus importante de la région. Il estime que les salaires qu’il distribue bénéficient à près de 15 000 personnes dans cette province pauvre. Il a construit 70 mosquées avec son propre argent, a distribué des bourses scolaires à Kaboul, et a commencé à tenir des réunions hebdomadaires avec les chefs tribaux de la région. Sa nouvelle entreprise se charge de briser de la pierre pour vendre du gravier aux bases de l’OTAN.

Cela a irrité certains leaders locaux, qui avancent que la ligne séparant les intérêts commerciaux de M. Matiullah et ceux du gouvernement a disparu.

« Quelle loi dit qu’un officier de police peut posséder une compagnie de sécurité privée? » demande Juma Gul Hermat, le chef de la police d’ Orozgân, dont le bureau est à quelques centaines de mètres de celui de M. Matiullah.

« J’ai alerté de nombreuses fois M. Matiullah au sujet de ses affaires illégales, explique-t-il. Mais tant que les Américains sont derrière lui, il n’y a rien que je puisse faire. Ce sont eux qui ont l’argent ».

Aussi bien le général Carter que Hanif Atmar, le ministre afghan de l’Intérieur disent qu’ils espèrent démanteler la milice de Matiullah au plus vite – ou, au moins, la transférer sous contrôle gouvernemental formel. La milice de M. Matiullah fait partie d’un ensemble d’au moins 23 compagnies de sécurité privées travaillant dans le secteur, sans licence ni aucune  supervision gouvernementale.

Le général Carter explique qu’il n’a aucune preuve directe au sujet de M. Matiullah, mais il exprime une plus grande inquiétude quant au fait que ces nombreuses compagnies de sécurité irrégulières afghanes aient un intérêt financier à voir le chaos se prolonger. Dans le cas de M. Matiullah, cela impliquerait l’attaque de personnes refusant d’utiliser ses services de sécurité, ou d’engager les Talibans pour le faire. Certains locaux avancent que M. Matiullah a fait les deux, mais ils ne parleront pas publiquement par peur de représailles.

« Passent-ils des accords et paient-ils des gens pour perpétrer de telles attaques? Je ne suis pas au courant de cela » dit le général Carter.

Au court de l’automne dernier, M. Atmar convoqua M. Matiullah à son bureau et lui expliqua qu’il voulait donner à son armée une licence et un contrat gouvernemental. Le Seigneur de guerre quitta la pièce.

« Je lui ai dit que ce sont mes hommes qui se battent et qui meurent, se défendit Matiullah. Les gens de Kaboul veulent voler cet argent ».

Selon M. Atmar, M. Matiullah est à la source d’autres problèmes, aliénant des membres de tribus afghanes autres que la sienne. Il a aussi commencé à faire payer les Afghans pour utiliser l’autoroute.

« Les structures gouvernementales parallèles créent un problème pour l’Etat de Droit, » continue M. Atmar. Le long de l’autoroute reliant Kandahar à Tirin Kot, nombreux sont les hommes de Matiullah qui conduisent des véhicules et portent des uniformes de la police afghane. Des posters de M. Matiullah sont accrochés sur leur pare-brise.

« Il n’y a aucun doute à ce sujet – le peuple d’Orozgân aime Matulliah! » dit Fareed Ayel, un des officiers de Matulliah sur la route. « Les gens du gouvernement ne sont pas honnêtes ».

Comme de nombreux hommes de Matulliah, M. Ayel a quitté la police pour rejoindre sa milice, où il bénéficie d’un meilleur salaire.

En fait, beaucoup de gens à Tirin Kot louent M. Matulliah pour la dureté de ses combattants et pour avoir permis à la route de rester ouverte. Matiullah affirme avoir perdu près de 100 hommes lors de combats contre les Talibans. Récemment, lui et plusieurs de ses combattants ont accompagné les Forces Spéciales américaines à Geezab, où les Talibans ont été délogés après six ans de présence.

Mais des doutes subsistent au sujet de M. Matulliah, en particulier à propos de ce qu’il fait lorsque les officiels américains et afghans sont ailleurs. Un rapport des renseignements américains préparé pour les haut gradés américains au printemps dernier a dressé la liste des nombreux associés d’Ahmed Wali Karzai. Le demi-frère du président et le président du Conseil provincial de la province de Kandahar étaient suspectés de prendre part au trafic de l’opium. Le rapport citait M. Matiullah comme un des suspects, mais ne fournissait que peu de détails.

Un ancien fonctionnaire haut placé dans le gouvernement de Kandahar, qui parle sous anonymat par peur de représailles de la part de Matulliah et des Karzai, dit qu’il pense que M. Matulliah facilitait le transport de drogue sur l’autoroute menant à Kandahar.

« Je n’ai jamais pu regarder à l’intérieur de ces camions, mais si j’avais pu, je suis presque certain de ce que j’y aurai trouvé » dit-il.

En dépit de ses relations avec les Forces Spéciales, M. Matulliaf fut suspecté de jouer un double rôle avec les Talibans. Interrogé plus tôt cette année au sujet de Matulliah, un officier militaire américain à Kaboul admit que M. Matulliah était suspecté d’entretenir une relation avec les insurgés. Il s’exprime sous anonymat, car cela concerne des questions liées aux renseignements.

Interrogé de nouveau récemment, le même officier a déclaré que M. Matulliah était suspecté de participer au trafic de drogue. Il n’a fourni aucun détail. Le jour suivant, après avoir consulté des officiers des renseignements, il a déclaré que M. Matulliah était un allié digne de confiance. « Leur évaluation à son sujet a changé » a-t-il expliqué.

M. Matiullah nie tout contact avec les insurgés ou les trafiquants de drogue. « Jamais » affirme-t-il.

Comme de nombreux leaders afghans proches des Américains, M. Matulliah a émergé suite à la chute des Talibans en 2001, lorsque les Américains avaient désespérément besoin d’alliés. En quelques années, M. Matulliah est devenu le chef de la Police autoroutière de la province d’ Orozgân.

En 2006, en raison de soupçons concernant l’implication de cette unité de police dans le trafic de drogue, elle fut supprimée.

« La police autoroutière était une sorte d’énorme opération de trafic de drogue » affirme un diplomate occidental, qui était basé ici lorsque cette décision fut prise par le président Karzai.

L’armée de M. Matulliah est une composante de la myriade de milices et de compagnies de sécurité, nombre d’entre elles étant irrégulières, non déclarées, et loyales envers Ahmed Wali Karzai, qui est largement connu pour être l’homme le plus puissant du sud de l’Afghanistan. « Ahmed Wali Karzai est mon ami, un ami proche » déclarait M. Matulliah plus tôt cette année, proposant même au journaliste présent de le joindre par téléphone.

Lors d’une seconde et plus récente interview, M. Matulliah déclara que lui et M. Karzai n’entretenaient aucune sorte de relation.

Ahmed Wali Karzai et Matulliah sont tout deux des associés de Jan Mohammed Khan, un ancien gouverneur de la province d‘Orozgân, et beau-père de Matulliah. M. Khan fut expulsé de la province d’Orozgân en 2006 sur l’insistance des Hollandais qui le pensaient connecté au trafic de drogue. Il est à présent conseiller du président Karzai.

Selon ses détracteurs, ces relations permettent à Matulliah de se développer.

« Matulliah ne fait pas partie du gouvernement, il est plus fort que le gouvernement, et peut faire ce qu’il lui plait » dit M. Essa, le doyen tribal ici à Tirin Kot. « Il est comme le petit frère de Ahmed Wali. Il est protégé par Kaboul ».

Lors d’une récente réunion à l’intérieur des quartiers des Forces Spéciales américaines à Tirin Kot, Matulliah fut approché par un vieux mendiant afghan, qui, boitillant, se mit au garde à vous et salua Matulliah à la façon des militaires. Sans hésiter – en fait sans même regarder – Matulliah sortit une liasse de billets de sa poche et la mit dans la main flétrie du vieil homme.

« Longue vie à Matulliah, tu es le meilleur » s’enthousiasma le vieil homme.

« Ok, Ok, répondit Matulliah, je suis occupé maintenant ».

 

Dexter Filkins (avec la contribution de Sangar Rahimi)

New York Times, le 5 juin 2010

 

mise en page et illustration par GV

 


Note ReOpenNews :

(*) Dexter Filkins est l’auteur de l’ouvrage "The Forever War" qui est paru en français en 2008 aux Éditions Albin Michel sous le nom "La guerre sans fin"

 

 

 

 


 

En lien avec cet article :

  • Les États-Unis peuvent-ils l’emporter dans cette guerre en Afghanistan, si dépendante à la drogue ? L’opium, la CIA et l’administration Karzai | Peter Dale Scott, The Asia-Pacific Journal | Nov 2010
  • Selon Bob Woodward, la CIA a engagé le frère de Karzaï avant le 11-Septembre | Jeff Stein, Washington Post | 30 septembre 2010
  • La narcoguerre de la CIA au secours des banques | Enrico Piovesana, Peacereporter | 15 sept. 2010
  • Pour Eric Margolis, journaliste au New York Times, la guerre en Afghanistan n’est pas justifiée | Eric Margolis, Toronto Sun | 21 sept.
     

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