« L’Assassinat d’Oussama ben Laden » par Seymour Hersh (2/4)

Le célèbre journaliste américain Seymour Hersh vient de publier dans la London Review of Books un long article sur l’assassinat d’Oussama ben Laden, qui n’a pas manqué de faire réagir. Démenti par l’administration Obamavertement critiqué par quelques journalistes, voire qualifié de théorie du complot par d’autres, l’article de Hersh sème une nouvelle fois le trouble dans la version déjà controversée de la mort d’Oussama ben Laden. Pourtant, le journaliste Matthew Cole de NBC News a confirmé certaines de ses affirmations, tandis que The Intercept (fondé par Glenn Greenwald, Laura Poitras et Jeremy Scahill) rappelle que les même allégations avaient été tenues en 2011 par d’autres sources. En France, la méfiance est de mise, bien que Thomas Cantaloube souligne dans Mediapart que "le récit de l’assassinat de Ben Laden par Hersh est, jusqu’à preuve du contraire, aussi cohérent, crédible et informé que celui présenté par l’exécutif américain." Hersh a par ailleurs répondu à certaines critiques auprès du site Business Insider, et dans l’émission Democracy Now d’Amy Goodman.
 


Seymour Hersh


 

L’Assassinat d’Oussama ben Laden 


Par Seymour Hersh pour la London Review of Books, le 10 mai 2015


Suite de la première partie de l’article.


La demeure de Ben Laden se trouvait à moins de quatre kilomètres de l’Académie militaire du Pakistan, et un quartier général du bataillon de combat de l’armée pakistanaise se trouvait à environ un kilomètre et demi encore plus loin. Abbottabad est à moins de 15 minutes en hélicoptère de Tarbela Ghazi, une base importante pour les opérations clandestines de l’ISI et le site où sont formés ceux qui gardent l’arsenal nucléaire du Pakistan. "Ghazi est la première raison pour laquelle l’ISI a mis Ben Laden à Abbottabad," a déclaré l’officiel à la retraite, "pour le maintenir sous une surveillance constante."

Les risques pour Obama étaient élevés à ce stade précoce, en particulier parce qu’il y avait un précédent troublant : l’échec en 1980 de la tentative de sauvetage des otages américains à Téhéran. Cet échec a joué un rôle dans la défaite de Jimmy Carter face à Ronald Reagan. Les craintes d’Obama étaient fondées, a dit l’officiel retraité. "Est-ce que Ben Laden s’y trouvait réellement ? Et si toute cette histoire n’était qu’une ruse pakistanaise ? Quelles seraient les conséquences politiques en cas d’échec ?" Après tout, comme l’ancien responsable a déclaré, "Si la mission échouait, Obama ne serait plus qu’un Jimmy Carter noir et perdrait tout espoir de réélection."

Obama voulait absolument s’assurer que les États-Unis ne se trompaient pas de cible. La preuve allait se présenter sous la forme de l’ADN de Ben Laden. Les planificateurs se sont tourné vers Kayani et Pasha pour obtenir de l’aide, lesquels demandèrent à Aziz d’obtenir les échantillons. Peu après le raid, la presse a découvert qu’Aziz avait vécu dans une maison près de la demeure de Ben Laden : les journalistes locaux ont découvert son nom en ourdou sur une plaque sur la porte. Les responsables pakistanais ont nié qu’Aziz avait le moindre lien avec Ben Laden, mais l’officiel retraité m’a dit qu’Aziz avait été rétribué avec une partie de la récompense de 25 millions de dollars que les États-Unis avaient offerts, car l’échantillon ADN avait montré de façon concluante que c’était bien Ben Laden qui se trouvait à Abbottabad. (Dans son témoignage ultérieur devant une commission d’enquête pakistanaise sur le raid contre Ben Laden, Aziz a déclaré qu’il avait été témoin de l’attaque sur Abbottabad, mais ne savait pas qui vivait dans l’enceinte et avait reçu l’ordre d’un officier supérieur de rester à l’écart.)

Les négociations se sont poursuivies sur la façon dont la mission serait exécutée. "Kayani nous a finalement dit oui, mais il a dit vous ne pouvez pas intervenir avec une grande force de frappe. Vous devez intervenir vite et bien. Et vous devez le tuer, sinon il n’y a pas d’accord," a dit l’officiel retraité. L’accord fut conclu à la fin de janvier 2011, et le Joint Special Operations Command a préparé une liste de questions à poser aux Pakistanais : "Comment pouvons-nous être certains de l’absence d’une intervention extérieure ? Quels sont les moyens de défense à l’intérieur du site et quels sont ses dimensions exactes ? Où sont situées les chambres de Ben Laden et quelles sont leurs dimensions ? Combien de marches dans l’escalier ? Où sont les portes de ses chambres, et sont-elles renforcées avec de l’acier ? Quelle épaisseur ?" Les Pakistanais ont convenu d’autoriser une cellule américaine composée de quatre hommes – un Navy Seal, un officier de la CIA et deux spécialistes en communications – de mettre en place un bureau de liaison à Tarbela Ghazi en prévision de l’assaut. Pendant ce temps, l’armée avait construit une réplique de la maison d’Abbottabad sur un ancien site d’essais nucléaires secret dans l’Utah, et une équipe d’élite Seal avait commencé l’entraînement pour l’attaque.

Les États-Unis avaient commencé à réduire l’aide au Pakistan – à "fermer le robinet", selon les mots de l’ancien responsable. La livraison de 18 nouveaux avions de chasse F-16 fut retardée, et les versements de pots-de-vin aux hauts dirigeants furent suspendus. En avril 2011, Pasha a rencontré le directeur de la CIA, Leon Panetta, au siège de l’agence. "Pasha a obtenu un engagement que les États-Unis reverseraient l’argent, et nous avons obtenu une garantie qu’il n’y aurait pas d’opposition pakistanaise au cours de la mission," a dit l’officiel retraité. "Pasha a également insisté sur le fait que Washington devait arrêter de se plaindre du manque de coopération du Pakistan dans la guerre américaine contre le terrorisme." À un moment donné, au cours du printemps, Pasha a offert aux Américains une explication franche de la raison pour laquelle le Pakistan avait gardé le secret sur la capture de Ben Laden, et pourquoi il était impératif que le rôle de l’ISI demeure secret : "Nous avions besoin d’un otage pour garder un œil sur Al-Qaïda et les talibans," a dit Pasha, selon l’officiel retraité. "L’ISI utilisait Ben Laden comme levier contre les activités des talibans et d’Al-Qaïda en Afghanistan et au Pakistan. Ils ont fait savoir aux talibans et à la direction d’Al-Qaïda que si ces derniers menaient des opérations contraires aux intérêts de l’ISI, Ben Laden nous serait livré. Donc, s’il était connu que les Pakistanais avaient travaillé avec nous pour attraper Ben Laden à Abbottabad, ils le payeraient très cher."

Lors d’une de ses réunions avec Panetta, selon l’officiel à la retraite et une source au sein de la CIA, un responsable de la CIA a demandé à Pasha s’il se voyait agir lui-même en fait comme un agent d’Al-Qaida et des talibans. "Il a répondu que non, mais a dit que l’ISI avait besoin d’avoir un certain contrôle." Le message, tel que la CIA l’a compris, selon l’officiel à la retraite, était que Kayani et Pasha considéraient Ben Laden "comme une monnaie d’échange, et qu’ils étaient plus intéressés par leur [propre] survie que par celle des États-Unis."

Un Pakistanais ayant des liens étroits avec les hauts responsables de l’ISI m’a dit que "il y avait un accord avec vos grands chefs. Nous étions très réticents, mais il fallait le faire – non pour une question d’enrichissement personnel, mais parce que tous les programmes d’aide américains allaient être coupés. Vos gars ont dit nous allons vous affamer si vous ne le faites pas, et le feu vert a été donné lorsque Pasha était à Washington. L’accord était non seulement de maintenir les robinets ouverts, mais il a été dit à Pasha qu’il y aurait plus de petits cadeaux pour nous." Le Pakistanais a déclaré que la visite de Pasha déboucha également sur un engagement des États-Unis pour donner au Pakistan "une plus grande marge de manœuvre" en Afghanistan alors qu’ils entamaient le retrait de leurs troupes. "Et c’est ainsi que nos grands chefs ont justifié l’affaire en disant que c’était pour le bien du pays."

*

Pasha et Kayani étaient chargés de veiller à ce que le commandement de l’armée et de la défense aérienne du Pakistan n’interférent pas avec les hélicoptères américains utilisés lors de la mission. La cellule américaine à Tarbela Ghazi fut chargée de coordonner les communications entre l’ISI, les officiers supérieurs américains à leur poste de commandement en Afghanistan, et les deux hélicoptères Black Hawk ; l’objectif était de veiller à ce qu’aucun avion de chasse pakistanais en patrouille frontalière ne repère les intrus et n’intervienne. Selon le plan initial, le raid ne devait pas être immédiatement rendu public. Toutes les unités du Joint Special Operations Command agissent dans un secret rigoureux et la direction du JSOC pensait, tout comme Kayani et Pasha, que la nouvelle de la mort de Ben Laden pouvait être gardée secret pendant sept jours, peut-être plus. Ensuite, une version alternative soigneusement rédigée serait fournie : Obama annoncerait que l’analyse ADN a confirmé que Ben Laden avait été tué lors d’une frappe de drone dans l’Hindou Kouch, du côté afghan de la frontière. Les Américains qui ont planifié la mission ont assuré à Kayani et Pasha que leur coopération ne serait jamais rendue publique. Il était entendu par tous que si le rôle du Pakistan venait à être connu, il y aurait des manifestations violentes – Ben Laden était considéré comme un héros par de nombreux Pakistanais – et Pasha et Kayani ainsi que leurs familles seraient en danger, et l’armée pakistanaise publiquement déshonorée.

A ce stade, il était clair pour tout le monde, a dit l’officiel retraité, que Ben Laden n’en sortirait pas vivant : "Pasha nous a dit lors d’une réunion en avril qu’il ne pouvait pas risquer de laisser Ben Laden dans la maison maintenant que nous savions qu’il était là. Trop de gens dans la chaîne de commandement pakistanais étaient au courant de la mission. Lui et Kayani ont dû raconter toute l’histoire aux responsables de la défense aérienne et à quelques commandants locaux."

"Bien sûr, les gars savaient que la cible était Ben Laden et qu’il était là sous contrôle pakistanais," a dit l’officiel retraité. "Sinon, ils n’auraient pas accompli la mission sans couverture aérienne. Il s’agissait clairement et définitivement d’un assassinat prémédité." Un ancien commandant des Seals ayant dirigé et participé à des dizaines de missions similaires au cours de la dernière décennie, m’a assuré que "nous n’allions pas le laisser s’en sortir vivant – permettre au terroriste de rester en vie. Sur le plan légal, nous savions que ce que nous allions faire à l’intérieur du Pakistan était un homicide. Nous en étions bien conscients. Chacun de nous, quand nous faisons ce genre de mission, nous nous disons : "Reconnaissons-le. Nous allons commettre un meurtre." La version initiale de la Maison Blanche affirmait que Ben Laden avait brandi une arme ; l’histoire visait à contrer ceux qui doutaient de la légalité du programme d’assassinat ciblé de l’administration américaine. Les États-Unis ont toujours maintenu, en dépit des remarques largement relayées de personnes impliquées dans la mission, que Ben Laden aurait été pris vivant s’il s’était immédiatement rendu.

*

Autour de la maison d’Abbottabad, des agents de l’ISI montaient la garde 24h/24 pour surveiller Ben Laden, ses épouses et ses enfants. Ils avaient reçu l’ordre de partir dès qu’ils entendraient les rotors des hélicoptères américains. La ville était plongée dans le noir : l’électricité avait été coupée sur ordre de l’ISI quelques heures avant le début du raid. Un des Black Hawks s’est écrasé à l’intérieur des murs de l’enceinte, faisant de nombreux blessés à bord. "Les gars savaient que la durée de l’opération était très courte, car ils allaient réveiller toute la ville," a dit l’ancien responsable à la retraite. Le cockpit du Black Hawk qui s’était écrasé, avec tout son équipement de communication et de navigation, devait être détruit à coups de grenades, ce qui allait provoquer une série d’explosions et un incendie visible à des kilomètres à la ronde. Deux hélicoptères Chinook avaient voyagé de l’Afghanistan vers une base du renseignement pakistanais à proximité pour fournir un appui logistique, et l’un d’eux a été immédiatement envoyé à Abbottabad. Mais parce que l’hélicoptère avait été équipé d’un réservoir supplémentaire chargé de combustible pour les deux Black Hawks, il devait d’abord être reconfiguré pour le transport de troupes. Le crash du Black Hawk et l’obligation de voler dans un appareil de remplacement ont provoqué du stress et des retards, mais les Seals ont poursuivi leur mission. Il n’y a pas eu d’échange de tirs pendant leur intervention sur le site ; les gardes de l’ISI avaient disparu. "Tout le monde au Pakistan possède une arme, et les personnalités importantes, comme par exemple ceux qui habitent à Abbottabad, ont des gardes du corps armés, et pourtant il n’y avait pas d’armes dans l’enceinte," a souligné l’officiel retraité. S’il y avait eu une opposition, l’équipe aurait été très vulnérable. Au lieu de ça, a déclaré le responsable à la retraite, un agent de liaison de l’ISI volant avec les Seals les a guidés dans la maison obscure jusqu’à un escalier menant aux chambres de Ben Laden. Les Seals avaient été avertis par les Pakistanais que de lourdes portes en acier bloquaient la cage d’escalier sur les paliers du premier et deuxième étage ; les chambres de Ben Laden se trouvaient au troisième. L’équipe des Seals a utilisé des explosifs pour faire sauter les portes, sans faire de victimes. Une des femmes de Ben Laden poussait des cris hystériques et une balle – peut-être une balle perdue – a touché son genou. En dehors de ceux qui ont touché Ben Laden, aucun autre coup de feu ne fut tiré. (Le compte-rendu de l’administration Obama affirme le contraire.)

"Ils savaient où se trouvait la cible – troisième étage, deuxième porte à droite," a dit l’officiel retraité. "Allez-y directement. Oussama s’était recroquevillé et réfugié dans sa chambre. Deux tireurs l’ont suivi et ont ouvert le feu. Très simple, très direct, très professionnel." Certains des Seals ont été consternés plus tard, par l’insistance de la Maison Blanche à dire qu’ils avaient abattu Ben Laden en état de légitime-défense, a dit l’officiel retraité. "Six membres des Seals, parmi les meilleurs et les plus expérimentés des sous-officiers, face à un civil âgé et désarmé, ont dû le tuer en guise de légitime défense ? La maison était en mauvais état et Ben Laden vivait dans une cellule avec des barreaux à la fenêtre et des barbelés sur le toit. Les règles d’engagement étaient que si Ben Laden opposait une résistance, ils étaient autorisés à prendre des mesures létales. Mais s’ils soupçonnaient d’autres moyens de résistance, comme une ceinture d’explosifs sous sa robe de chambre, ils pouvaient également le tuer. Donc voilà un type dans une robe de chambre suspecte et ils l’ont abattu. Pas parce qu’il tentait de s’emparer d’une arme. On leur avait donné l’autorité absolue de tuer le gars." L’affirmation ultérieure de la Maison Blanche selon laquelle seules une ou deux balles avaient été tirées dans la tête était des "pures conneries", a dit l’officiel retraité. "L’équipe est entrée par la port et l’a supprimé. Comme disent les Seals, « Nous lui avons réglé son compte. »"

Après avoir tué Ben Laden, "les Seals sont simplement restés là, certains avec des blessures occasionnées par le crash, en attendant l’hélicoptère de secours," a dit l’ancien officiel. "Vingt minutes intenses. Le Black Hawk brûlait encore. La ville plongée dans le noir. Pas d’électricité. Pas de police. Pas de camions de pompiers. Pas de prisonniers. Les épouses et les enfants de Ben Laden abandonnés aux soins de l’ISI pour interrogation et relogement. "En dépit de tous les discours," a poursuivi l’officiel à la retraite, il n’y avait "pas de sacs-poubelles remplis d’ordinateurs et d’unités de stockage. Les gars ont simplement bourré dans leurs sacs à dos quelques livres et documents trouvés dans sa chambre. Les Seals n’étaient pas là parce qu’ils pensaient que Ben Laden dirigeait un centre de commandement pour les opérations d’Al-Qaïda, ce que racontera plus tard la Maison Blanche aux médias. Et ils n’étaient pas des experts du renseignement chargés de recueillir des informations à l’intérieur de cette maison."

Lors d’une mission d’assaut normal, a dit l’officiel retraité, personne n’aurait traîné si un hélicoptère s’était écrasé. "Les Seals auraient terminé la mission, se seraient débarrassés de leurs armes et équipement, se seraient engouffrés dans le deuxième Black Hawk et fait di-di-mau" – argot vietnamien pour prendre la poudre d’escampette – "pour sortir de là, avec des gars accrochés aux portes. Ils n’auraient pas détruit l’hélicoptère – aucun équipement de communication ne vaut une dizaine de vies – à moins de savoir qu’ils étaient en sécurité. Au contraire, ils ont traîné à l’extérieur de la maison, comme s’ils attendaient le bus." Pasha et Kayani avaient tenu toutes leurs promesses. 

 

… à suivre dans la troisième partie de l’article.
 

Traduction réalisée en partenariat avec le site Le Grand Soir



Voir également l’article de Glenn Greenwald sur le récit de la mort de Ben Laden.

Ainsi que notre enquête : Ben Laden, Storytelling et démocratie.
 

 


 





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