La montée en puissance des opérations secrètes occidentales

L’ère Obama a bien pris la tournure attendue et annoncée dès janvier 2009 par certains spécialistes de la géopolitique comme Webster Tarpley : retrait des troupes conventionnelles et multiplication des opérations secrètes US dans le monde. Cet article de l’agence Reuters apporte quelques éléments de réflexion basés sur des chiffres : « 58 000 soldats US appartenant aux Opérations spéciales, » agissant à couvert « dans 75 pays » -  nombre qui pourrait bientôt passer à 120 selon le journaliste John Pilgersans que les gouvernements de ces pays n’en soient nécessairement avisés (et pour cause). Sans même considérer les dérives de l’usage de compagnies privées qui introduit des facteurs de risque de surenchère liés à la manne financière que représentent certains conflits, les nouvelles tactiques guerrières occidentales passent désormais par plus de technologie, moins de troupes, et surtout moins d’exposition publique. Les récents événements en Libye en sont une bonne illustration.

 

Le Président Obama et son Vice-président Joe Biden, avec des membres
du National security team, suivent en direct l’opération contre Oussama ben Laden,
depuis la Situation Room à la Maison-Blanche, le 1er mai 2011

 


Analyse : La montée en puissance des opérations secrètes occidentales

par Sara Ledwith et Simon Robinson, Reuters, 18 oct. 2011

Traduction GV pour ReOpenNews

(Reuters) – Il y a 4 mois de cela, l’amiral William McRaven (ci-contre) commandait l’opération qui tua Oussama Ben Laden. Aujourd’hui, en tant que nouveau chef des Forces spéciales US, il défend le fait que ses combattants secrets agissant dans l’ombre sont toujours plus au coeur des nouveaux modus operandi guerriers des USA et de leurs Alliés.

Lorsque l’imposant SEAL à la peau bronzée témoigna devant le Comité des Services des armées du Congrès en septembre dernier, quelques semaines après qu’il eut pris ses nouvelles fonctions, il montra plusieurs graphiques détaillant l’accroissement de ses forces armées. Au cours des 10 ans écoulés depuis le 11/9, le nombre d’employés du Commandement des Opérations spéciales US a doublé, son budget triplé, et ses déploiements ont quadruplé.

L’opération contre Ben Laden est seulement la partie visible de l’iceberg en forte croissance des opérations secrètes menées par les USA et leurs Alliés. Ceux qui connaissent ces opérations expliquent que ce changement dans la façon de mener la guerre pourrait bien avoir des conséquences inattendues, allant de la mise en péril des relations diplomatiques à la naissance de vastes conflits non souhaités.

Tout cela n’est pas nouveau. Les guerres secrètes contre le communisme en Asie du Sud-Est dans les années 60 ont permis d’étendre les conflits conventionnels. Dans les années 80, le scandale de l’Iran-Contra a embarrassé l’administration Reagan, et les guérillas islamistes combattant contre l’occupation russe en Afghanistan ont eu pour effet l’apparition de Ben Laden et d’al-Qaïda.

Et cela n’est pas réservé aux puissances occidentales. La semaine dernière, les États-Unis ont accusé l’Iran d’avoir comploté pour tuer l’ambassadeur d’Arabie Saoudite.(*)

L’intérêt de ce genre de tactique est clair. Les opérations militaires sont beaucoup mieux acceptées politiquement si vous ne montrez pas les corps à la télévision. Un virus informatique inséré dans le programme nucléaire iranien, l’aide secrète aux rebelles libyens, les frappes de drones pour décimer al-Qaïda, tout cela peut permettre d’atteindre l’effet escompté sans pour autant générer trop de publicité.

Dans une période de restrictions budgétaires, [ces opérations] se révèlent également peu couteuses, surtout si on les compare à ce que coûteraient le déploiement et le maintien d’une vaste force militaire conventionnelle. McRaven a indiqué que ses 58 000 soldats opérationnels coûtaient à peine 1,6% du budget prévisionnel du Pentagone pour 2012.

« En deux mots, ils occasionnent un formidable retour sur investissement pour le pays, » a expliqué McRaven lors de la séance informelle d’audiences du Congrès. « Les forces des Opérations spéciales n’ont jamais été aussi précieuses pour notre nation et ses alliés de par le monde qu’aujourd’hui, et cette demande va aller croissant dans le futur. »

PLUS DE GUERRES, MOINS DE SOLDATS ?

La CIA maintient depuis longtemps ses propres équipes, bien plus petites, d’agents paramilitaires opérant occasionnellement avec les forces spéciales militaires. Leur nombre a lui aussi augmenté drastiquement ces dernières années, passant à quelques centaines, voire à quelques milliers d’agents, a indiqué un expert en sécurité. Avec la nouvelle direction du Général Petraeus, il est probable que l’Agence aura de plus en plus recours à de telles opérations  « niables » pour les assassinats et les actes de sabotage.

Il semble que la Grande-Bretagne, Israël et d’autres pays ont également retrouvé un certain intérêt pour ces techniques spécialisées et secrètes, et ont considérablement accru leurs financements dans le domaine de la cyberguerre.

Alors que les campagnes irakienne et afghane sont sur le déclin, le Pakistan, le Yémen, la Somalie, les Philippines et le Mexique sont tous démarchés actuellement par des experts en sécurité et en renseignement, comme autant de possibles théâtres d’opérations. Les Forces spéciales US sont maintenant déployées dans quelque 75 pays, où leurs missions vont de la formation à l’assassinat. Pourtant, il se trouve quelques partisans de ces nouvelles tactiques pour s’inquiéter de l’absence de débat public.
« Nous pourrions nous retrouver à combattre dans toujours plus de conflits avec moins de personnel, » explique John Nagl, un ancien officier de l’armée US qui a écrit un manuel sur les contre-insurrections, et qui dirige actuellement le Think-Tank Center for New American Security. « Cela soulève des questions intéressantes, comme celle de savoir si nous avons le droit de faire ça. Il y a beaucoup moins de débats publics. La société ne paie pas le coût et donc ne pose pas de questions. »

UN MOYEN MODERNE DE FAIRE LA GUERRE

De façon insensible, cette approche est en train de redéfinir la façon de mener les guerres. L’envoi massif de troupes conventionnelles a évidemment été prédominant dans la couverture médiatique en Irak et en Afghanistan, mais en coulisse, les généraux dépendaient fortement des opérations spéciales secrètes. Les agents du renseignement, les drones contrôlés à distance et les soldats des SEALS, la Force Delta, les SAS britanniques et d’autres forces armées ont combattu secrètement lors de campagnes menées contre les chefs des insurgés et les fabricants de bombes, travaillant avec les communautés locales pour qu’elles entrent en conflit avec al-Qaïda, les taliban ou leurs alliés.

« On a pu observer un net regain d’intérêt pour les opérations spéciales et les services clandestins, » a indiqué Fred Burton, un ex-agent du contre-terrorisme US, aujourd’hui vice-président de la compagnie de renseignement stratégique Stratfor. « Ils ont toujours été présents, bien entendu, mais ils étaient devenus marginaux en quelque sorte. Tout cela a nettement changé aujourd’hui. » D’une certaine manière, la tendance va vers davantage de technologie. Cela amène à des armements totalement nouveaux, comme les cyber-munitions Stuxnet, qui ont provoqué les pannes dans les centrifugeuses nucléaires iraniennes. Cela permet aussi de mieux cibler l’usage de la force.

« Ça change notre capacité à intégrer l’information, ce qui est par bien des côtés aussi important sinon plus que la collecte d’information, » explique Anthony Cordesman, un ex-haut gradé des services de renseignements US, qui travaille désormais pour le Center for Strategic and International Studies. « Vous pouvez collecter des informations pratiquement en temps réel. Vous pouvez extraire l’info [intéressante] et trouver votre cible. »

Tout cela a déjà modifié la composition des forces militaires occidentales. Un drone peut être envoyé à distance et piloté par une seule personne, mais il faudra presque 20 analystes pour interpréter et valider les données qu’il aura collectées. Et cela génère à nouveau un ensemble de nouvelles cibles potentielles. L’an dernier, pour le seul Afghanistan, McRaven estime que ses troupes ont mené plus de 2000 raids contre des cibles identifiées comme étant de haute valeur.

COMME LAWRENCE D’ARABIE

Pour pouvoir travailler avec des groupes tribaux et gagner leur loyauté, les compétences linguistiques et la connaissance de leur culture sont essentielles. Les Forces spéciales ont contribué à la fois à influencer le « réveil sunnite » qui a repoussé al-Qaïda et ses alliés pratiquement hors d’Irak, et à mener à la récente victoire des rebelles en Libye. McRaven a déclaré que pour lui, le « programme de village » afghan [consistant à] travailler avec les communautés et la police locales, est la preuve de l’importance de la contribution de ses forces armées dans cette guerre.

Le besoin de telles compétences n’est pas nouveau non plus, bien sûr. McRaven demande à tous ses officiers et sous-officiers d’apprendre une deuxième langue. D’autres sur le terrain lisent les histoires anciennes ou les écrits du très particulier archéologue anglais T.E. Lawrence, plus connu sous le nom de « Lawrence d’Arabie ». Souvent accoutré du costume local du Bédouin, Lawrence s’associa aux rebelles arabes contre les forces turques pendant la Première Guerre mondiale, sélectionnant les chefs qui avaient selon lui le plus de chances de réussir et leur fournissant des armes et des conseils tactiques. Il était selon lui, plus efficace et plus viable que des forces locales fassent le travail, plutôt que des étrangers le fassent pour elles.

« Ce dont vous avez besoin, ce sont des gens capables de prendre des risques, de comprendre des différences de culture, et de penser suffisamment vite pour s’adapter aux événements, » a déclaré un ancien directeur des Forces armées britanniques. « Nous n’aurons pas une multitude de gens comme ça à disposition, mais… il y en a suffisamment qui ont lu Lawrence d’Arabie, qui ont eu affaire à des gens comme les insurgés sunnites, et qui sont à l’aise dans ce genre d’environnement. »

C’EST ÇA OU LA 101e DIVISION AÉROPORTÉE ?

Mais certains avancent que la principale raison de ces nouvelles tactiques est l’aversion quasi viscérale pour de nouvelles guerres conventionnelles, comme le conflit en Irak, ou les guerres israéliennes au Liban et à Gaza.

« C’est presque toujours une question de volonté politique, » affirme Nigel Inkster, un ancien chef adjoint des Services secrets britanniques, le MI6. « Les nouvelles technologies offrent de nouvelles options, mais ces fonctionnalités ont presque toujours existé. La question est de savoir si vous voulez prendre le chemin le plus caché, ou bien envoyer la 101e Division aéroportée  (101e Airborne). »

L’argent est aussi un facteur clef. Ceux qui ont connaissance de la stratégie occidentale vis-à-vis de la Libye disent qu’elle était déterminée plus par ce qui ne pouvait PAS être fait que par ce qui pouvait l’être. Une intervention militaire plus importante n’était pas possible du point de vue politique, et était inabordable financièrement, pourtant les politiques exigeaient que quelque chose soit fait.

Certaines des stratégies les plus efficaces ne furent pas « conventionnelles ». Des officiels britanniques expliquent que la « cellule pétrole » secrète qui aida à couper Mouammar Kadhafi de tout approvisionnement en pétrole fut un élément-clef de la victoire des rebelles, et a nécessité très peu sinon aucune force militaire [sur le terrain].

Au-delà des restrictions budgétaires, la crise financière globale a également rendu les grandes puissances plus méfiantes à l’égard du risque de choc économique en cas de conflit réel et sérieux. L’une des raisons pour lesquelles Stuxnet était un outil si séduisant, expliquent des experts en sécurité, est que cela engendrait moins de risques de rétorsion de l’armée iranienne contre le trafic maritime dans le Golfe Persique, ce qui aurait fait grimper en flèche les prix du pétrole.

Un officiel israélien haut placé a indiqué que la cyberguerre était une option politiquement moins dangereuse pour des nations saturées de médias. Israël a souffert de la surveillance internationale et de fréquentes condamnations pour ses guerres au Liban et à Gaza.

« La guerre, c’est moche, très moche, » a déclaré Dan Meridor, Vice-premier ministre israélien – qui supervise les services d’espionnage et les affaires liées au nucléaire – devant des diplomates et des journalistes rassemblés au Centre pour les Affaires publiques à Jérusalem en février dernier. « On voit tout le temps la guerre à la télévision…les gens voient ça et ne le supportent plus… C’est dur à supporter, alors on cherche d’autres moyens. L’un de ces moyens est offert par la communauté du renseignement… et ils essaient de faire des choses qui ont l’air moins moche, sans tuer des gens. »

RISQUE DE RETOUR DE MANIVELLE ?

Mais la campagne secrète contre le programme nucléaire iranien ne s’est pas faite sans effusion de sang. Les actes de sabotage peuvent rester relativement « propres », mais on soupçonne malgré tout le Mossad d’être derrière l’assassinat de nombreux scientifiques travaillant au programme nucléaire iranien.

Avec tout ce qui se passe désormais en coulisse, plusieurs voix se sont élevées pour dire leur préoccupation de voir qu’il y a tout simplement bien trop peu de surveillance.

« Les implications sont vastes, » affirme Patricia De Gennaro, une experte en contre-insurrection et professeur à l’université de New York, qui a travaillé avec les Forces US au Moyen-Orient. « Il n’y a plus de comptes à rendre. Les gens ont été conditionnés, avec l’aide des médias et leurs acolytes, à croire que nous n’avons pas le droit de savoir ce que font les militaires. »

À une époque où peut surgir une multitude de rivalités entre États – surtout entre les vieilles puissances occidentales et des États émergents toujours plus sûrs d’eux-mêmes comme la Chine – toute opération qui irait de travers pourrait engendrer des tensions encore plus fortes.

La révolution de l’information pourrait, elle aussi, rendre plus difficile de garder ces opérations secrètes. Le raid contre Ben Laden a été rapporté sur Tweeter par des résidents du quartier dans les minutes qui ont suivi l’atterrissage des hélicoptères.
Il est illusoire de voir dans les opérations secrètes une solution simple aux grands problèmes. « Cela revient par cycles, » affirme Cordesman.

« Il y a une tendance à grandement en exagérer les succès et à en sous-estimer les coûts… Ces choses ne sont jamais sous contrôle, pas même dans une démocratie. Rien de ce que vous faites dans la violence ne reste propre et simple. Mais il faut parfois envisager les différentes options, examiner les conséquences de rester sans rien faire, et ensuite, appliquer le plan. »

Sara Ledwith et Simon Robinson

Reuteurs, le 18 oct. 2011

 

Traduction GV pour ReOpenNews


Note ReOpenNews :

(*) Cet argument des deux journalistes de Reuters montre que pour eux, il est évident que l’Iran a réellement cherché à assassiner l’ambassadeur d’Arabie Saoudite au travers d’une opération spéciale Made In Iran. Pourtant de grands médias ont assez rapidement remis en cause cette version. Lire notre récent article sur le sujet "Complot iranien aux USA : cette fois la ficelle est trop grosse !".  


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4 Responses to “La montée en puissance des opérations secrètes occidentales”

  • Seb

    « Vous exprimez des doutes sur le fait qu’il n’y a aucune vidéo, aucune image, aucun témoignage, aucune trace du corps » ?
    « Ba oui »
    « Vous croyez à la théorie du complot ? »
    « Non »
    « Vous n’avez donc aucun doute sur la version officiellle »
    « Ba si, c’est quand même bizarre… »
    « Donc vous croyez à la théorie du complot »

    La théorie du complot, c’est pas automatique. Mais n’en parlez pas avec des journalistes.

  • La plus grande ruse du Diable consiste à faire croire qu’il n’existe pas.
    Ne croyez rien ni personne, devenez parano. Faites le contraire de ce qu’on vous demande. La vérité est ailleurs. Bienvenue en enfer.

  • Henri

    Qu’il existe des forces « secrètes », pourquoi pas ? Mais légalement elles doivent avoir à rendre compte à une cellule spéciale de l’ONU, de l’OTAN, au tribunal international, etc… Il faut que tous les détails de la mort de Ben Laden, y compris de toutes les prochaines opérations « secrètes », en réfèrent obligatoirement à ces entités supranationales.

    Sinon, c’est la porte ouverte aux républiques bananières du XXIe siècle.

  • La montée des opérations secrètes est bien la seule différence entre Bush et Obama.

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