Dick Marty : Celui qui ouvre les yeux

Depuis 2001, l’Europe a failli à défendre les droits de l’homme sur son propre sol, et s’est rendue complice de graves violations du Droit international au nom de la "guerre au terrorisme". Des citoyens européens ou étrangers ont été enlevés par les services secrets américains sur le sol européen en dehors de toute disposition légale – ce sont les "extraordinary renditions" – et ont été emmenés dans des prisons secrètes de la CIA dont certaines sont situées dans un pays européen. Ces faits gravissimes ont été mis à jour en 2007 dans un document présenté au Conseil de l’Europe par son rapporteur, Dick Marty. C’est grâce à lui et à quelques autres – comme Giulietto Chiesa -  que ces faits ont été révélés au public. Ce député suisse n’a pas non plus hésité à  taper dans la fourmilière à propos d’un possible trafic d’organe au Kosovo, ni à prendre le parti des "lanceurs d’alertes" et à dénoncer le "culte du secret" qui s’est généralisé depuis 10 ans.  Cet homme humble qui dit n’avoir fait "que son devoir" arrive aujourd’hui en fin de mandat et ne compte pas se représenter. Souhaitons que son travail et son rôle d’empêcheur de tourner en rond soient repris par quelqu’un de la même trempe.

 

Dick Marty, Commission des questions juridiques et des droits de l’homme du Conseil de l’Europe,
préside la Commission pour le respect des obligations et engagements des Etats membres
(Voir sa fiche sur le site du Conseil de l’Europe)

 


Celui qui ouvre les yeux

paru sur le site les Dernières Nouvelles d’Alsace, le 8 octobre 2011

Photographié au format PDF sur le site de Dick Marty

S’il ne devait en rester qu’un, ce serait lui. Mais il s’en va. Le libéral suisse Dick Marty, auteur des rapports-enquêtes les plus retentissants de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, à laquelle il a rendu une visibilité perdue, a passé sa dernière session à Strasbourg.

La mythologie grecque regorge d’oracles. Personnages meurtris par la colère des dieux qui, dans leur cécité, finissent par être ceux dont la clairvoyance sur les choses du monde frappe. Et, souvent, agace. Quand il s’agit de Dick Marty, « agacer » est un mot faible. Non pas pour ses collègues strasbourgeois, intarissables d’éloges sur son travail, mais pour les dirigeants visés par ces rapports à page de garde rose qu’il a couverts de témoignages sur leurs agissements les plus noirs.

« Je n’ai pas l’impression d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. J’ai fait mon devoir»

A partir de 2005, son enquête sur les transferts de détenus de la CIA tourne à la découverte de l’existence de prisons secrètes sur le sol européen, d’enlèvements, de tortures. Avec la complicité de gouvernements de notre continent. Pour la première fois dans l’histoire du Conseil de l’Europe, l’un de ses parlementaires, en tant que tel, fait la une de la presse nationale américaine.

De cette enquête harassante, pour laquelle il fut victime de pressions aussi nombreuses que haut placées, il parle avec une modestie qui contredit son éloquence: « Je n’ai pas l’impression d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. J’ai fait mon devoir.» Mettre en lumière de la vérité.

Longtemps, pourtant, il s’est inventé la sienne. Aveugle jusqu’à l’âge de 6 ans, il dit avoir masqué son handicap « en restant à la maison, en ayant mon monde. Et dans un monde à soi le malvoyant peut vivre comme s’il voyait bien.»

S’il explique par sa cécité son caractère solitaire, sa vocation politique naît en même temps qu’il ouvre les yeux sur le monde: « J’ai commencé de m’occuper de politique internationale à 11 ans. Je vois encore avec une précision impressionnante les photos des événements de 56 dans Paris Match. » Budapest, la crise de Suez, la guerre d’Algérie, l’Indochine…

Trente ans plus tard, le trafic de drogue auquel s’attaque le procureur qu’il est devenu est donc, forcément, international. Un travail récompensé par le département de la Justice des Etats-Unis.

Au Conseil de l’Europe, il s’attaque aux abus des listes noires antiterroristes, aux exactions en Tchétchénie et à un trafic d’organes pendant la guerre du Kosovo avec le même caractère opiniâtre – « ma femme et mes filles diraient "tête de bois"», sourit le sénateur helvétique. « Ici, au Conseil de l’Europe, on se bat pour des valeurs », affirme-t-il. « D’ailleurs on n’a aucun bénéfice personnel en venant ici. Au contraire! En Suisse on dit de moi : "Il s’occupe des affaires internationales et pas des nôtres ! Il va faire du tourisme à  Strasbourg !"  Mais j’ai été fasciné par cette multiculturalité, c’est un enrichissement. Je ne sais pas si je serais resté aussi longtemps au parlement suisse s’il n’y avait pas eu le Conseil de l’Europe.»

En 2007, d’ailleurs, il avait hésité à briguer un nouveau mandat de sénateur. Cette fois, raison pour laquelle il ne siégera plus à Strasbourg, il ne se représente pas.

Acteur de la vie politique suisse et européenne depuis 22 ans, Dick Marty a plus pour le monde d’aujourd’hui les yeux de Cassandre que ceux de Chimène. « L’histoire ne se répète pas, mais je suis impressionné par certaines similitudes avec les années 30: la construction d’un ennemi, la peur de l’étranger, les pogroms qu’on voit aujourd’hui contre les Roms, la crise financière, le banditisme des spéculateurs, des gouvernants toujours plus médiocres…»

« Pour moi, c’est fini Obama »

Il y a 3 ans, il pleurait lors de l’élection de Barack Obama. Aujourd’hui, il ne cache pas sa « déception totale » pour celui dont il espérait qu’il effacerait les indignités des années Bush, pour partie dénoncées par ses rapports sur la CIA. Et son amertume est intarissable.

« Obama a promis de fermer Guantanamo: il ne l’a pas fait; d’abolir les commissions militaires: il ne l’a pas fait. Il a plaidé au Caire pour la création d’un Etat palestinien et maintenant il s’apprête à mettre son veto. Il n’a rien fait pour sauver Troy Davis de la peine de mort. Il a renoncé à ouvrir une procédure contre les agents de la CIA pour lesquels la CIA elle-même avait constaté qu’ils allaient au-delà du fameux manuel de la torture qui autorisait notamment le waterboarding. C’est gravissime parce qu’il a fait de la torture une question d’opportunité politique. Et puis il y a cette phrase incroyable, à la mort de Ben Laden, "Justice has been done". C’est terrible. Pour moi, c’est fini Obama. »

Ayant eu « le privilège d’être passé par les trois pouvoirs de l’Etat, comme magistrat, dans l’exécutif, puis au Sénat », il s’est donné à chaque carrière avec le même engagement. Quand on ne voit bien que de près, le monde se vit en plans serrés. Les uns à la suite des autres. Mais son image originelle de «justicier» le poursuit à raison, estime-t-il. « Je ne suis jamais devenu un politicien, je suis toujours resté un magistrat. Ça veut dire essayer de s’engager pour des causes qu’on estime justes, qu’on ne fait pas les choses par calcul politique. »

Alors que sa cécité infantile avait décidé ses parents à le destiner « à un métier où il ne faudrait pas beaucoup lire », Dick Marty s’apprête à troquer les nombreux rapports des parlementaires strasbourgeois contre « les deux m3 de livres» qui l’attendent chez lui. Mais le Conseil compte encore lui donner quelques lectures… Son nom circule pour le remplacement du Commissaire aux droits de l’homme Thomas Hammarberg, dont le mandat arrive à échéance. « Contrairement à l’usage, je ne reviens jamais sur les lieux de mes crimes…», ironise le magistrat. Mais le mouvement de paupières et le soudain manque d’assurance qui accompagne ses dénégations trahit une hésitation. Il n’est pas encore sûr que le Palais de l’Europe ne revoie pas, très bientôt, son justicier préféré.

 

 


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One Response to “Dick Marty : Celui qui ouvre les yeux”

  • Hannah C

    Voilà quelqu un qui donne de l espoir, un peu comme vous a Reopen que j ai découvert il y a très peu de temps
    Merci pour votre travail citoyen; je vous suis tres reconnaissante de m avoir ouvert les yeux ! Depuis que je connais votre site, j en parle partout autour de moi…

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