Samuel Huntington est mort, mais pas sa pseudo-doctrine…

L’idéologue et théoricien Samuel Huntington est mort mercredi dernier à l’âge de 81 ans. Devenu à la fin de sa carrière l’un des intellectuels américains les plus connus dans le monde en vertu de sa célèbre formule "le Choc des civilisations", il nous laisse un lourd héritage : une nouvelle vision du monde qui a servi et sert encore de caution intellectuelle aux agissements des dirigeants américains et leurs alliés. 

En 1993, son article The Clash of Civilisations ? publié dans la revue Foreign Affairs lui vaut un début de renommée, mais également beaucoup de critiques. En 1996, l’article devient un livre (à noter que le titre passe du questionnement à l’affirmation avec la suppression du point d’interrogation). Mais c’est avec les évènements du 11 Septembre qu’Huntington accède à la gloire, quand les commentateurs voient une validation de sa théorie et s’emparent de sa formule pour accompagner les images de l’effondrement des Tours Jumelles. En quelques jours, la théorie du choc des civilisations devient, dans le discours médiatique, la clé de compréhension des attentats, effaçant toute autre explication. Comme le décrit Libération :

Chez Huntington, les enjeux ethniques, économiques, géographique ne pèsent rien. Seuls comptent la communauté, le groupe, l’identité, ce «gros "nous"», qui s’oppose «à tous les autres "eux"», écrit-il crûment. Au 19ième siècle, les guerres se faisaient au nom des nations, explique-t-il encore ; au 20ième, pour défendre une idéologie ; au 21ième, la civilisation sera à l’origine des principaux conflits. Ce qui le conduit à découper le monde en huit «civilisations» antagonistes, dont seules deux l’intéressent vraiment : la Chine, et surtout l’islam, dont il décrit «les frontières sanglantes», analysant avec la même grille des conflits aussi divers que la Bosnie, le Soudan, la Tchétchénie, le Pakistan… «Le problème de l’Occident n’est pas avec l’islamisme, mais avec l’islam.»

«Un livre simplificateur et explosif», écrit le spécialiste des relations internationales Pierre Hassner quand il sort en français. Pour Marc Crépon [auteur en 2002 de l’Imposture du choc des civilisations (Ed. Pleins feux)], le livre d’Huntington «ne cesse de chercher à provoquer la peur du lecteur» et, plus précisément, à «apprendre aux Américains à redouter l’islam […] et la Chine». «Les différences de religion, complète Jean-Pierre Filiu, c’est plus facile à comprendre que les problèmes ethniques, les modes de production ou la globalisation. Il a permis à monsieur Toutlemonde d’énoncer des stéréotypes en se sentant intelligent. Prétendre que les musulmans font la guerre au monde entier cesse d’être du racisme, puisqu’on va pouvoir ajouter : "Comme le dit Huntington"…»

Avant le 11 Septembre, la plupart des intellectuels français ont donc jugé la théorie d’Huntington simpliste ; aussi est-elle dangereusement dédaignée. En conséquence, le public français est complètement sous-informé au sujet des pseudos-fondements de la politique étrangère américaine menée par les néoconservateurs. Pourtant le livre du théoricien est choquant et instructif car il a servi d’habillage idéologique à toutes les exactions de huit années d’administration Bush.

En effet, ce choc des civilisations tant redouté n’est-il pas surtout et avant tout un prétexte, une pseudo-doctrine qui permet de faire oublier les véritables visées des néo-conservateurs. Ainsi, dans le fameux think tank du PNAC « Project for a new American Century » (traduit ici) qui compte entre autres Wolfowitz, Rumsfeld, Cheney, Perle et Clarke parmi ses membres, nulle trace de ce "choc des civilisations" ou de terreur islamiste. En revanche, le PNAC aborde en détail les raisons géopolitiques d’une nécessaire domination américaine, notamment dans le Moyen-Orient. Il prône, dès 2000, des réformes radicales pour la garantir, en assurant notamment son indépendance énergétique. Le projet précisait que seul un « nouveau Pearl Harbor serait susceptible d’accélérer les réformes”… dans les délais souhaitables, c’est-à-dire sans doute les huit années potentielles d’administration Bush.

Le 11 Septembre a constitué ce nouveau Pearl Harbor tant attendu par ces faucons issus de l’industrie pétrolière et du lobby militaro-industriel et financier. Mais exploitant la doctrine d’Huntington, l’administration Bush présente les attentats comme un acte de guerre de militants islamistes animés par leur haine (aveugle, fanatique, irrépressible et quasi atavique !) à l’encontre de la civilisation occidentale, sa liberté et sa démocratie. Les nombreuses zones d’ombre, mensonges et contradictions contenus dans les 4 principaux rapports officiels sur le 11/9 (Joint Committee, FEMA, 911 Commission et NIST) n’y changeront rien: les médias ne remettront pas en cause cette explication simpliste érigée en dogme.

Les éclaircissements sur qui porte réellement la responsabilité du 11/9 sont plus que jamais nécessaires pour comprendre pourquoi des théories fausses et dangereuses comme celles de Huntington nous ont menés au chaos que nous connaissons aujourd’hui : : plusieurs centaines de milliers de morts afghans et irakiens, plus de 4 millions d’exilés, des dizaines de milliers d’arrestations et de détentions illégales, la fin de l’Etat de Droit dans la soi-disant plus grande démocratie du monde, sans oublier enfin l’explosion des budgets militaires au service de l’impérialisme US.

Par SpotlessMind pour ReOpenNews

3 Responses to “Samuel Huntington est mort, mais pas sa pseudo-doctrine…”

  • Liberty

    Ouf….is dawn enfin et amen….

  • firstseason

    Nuancons : Huntington appelait aussi à une compréhension mutuelle de ce qu\’il considère comme des civilisations, à une recherche de ce que l\’on a en commun.

    Par ailleurs, ses écrits sont très intéressants, le constat qu\’il y a des différences importante entre les peuples est important si l\’on veut les surmonter.
    Il a aussi critiqué la politique unilatérale des Etats-Unis.

    Néanmoins, concernant le choc des civilisations, c\’est une vision exagérée qu\’il n\’arrive pas à démontrer.

  • Coolhandluke

    C’est affolant le nombre de Français qui détestent ce monsieur sans jamais l’avoir lu !
    C’est typiquement le genre de livre dont il faut savoir se faire un avis par soi-même, et surtout pas le nez dans Libé !
    Je viens de terminer l’ouvrage, dont je recommande la lecture. Sur le fond, je rejoins les nuances de « firstseason » qui lui (ou elle) semble l’avoir lu.

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