Le FBI fabrique-t-il des terroristes ?

 

 


Par Sébastien Blanc, pour l’AFP et Le Point, le 21 octobre 2015


Afin de traquer les djihadistes, les agents infiltrés peuvent aller très loin pour aider les personnes vulnérables à passer à l’acte. Nécessaire ou abusif ?

Pour lutter contre le terrorisme, tous les moyens sont-ils bons ? La question se pose à toutes les démocraties, et particulièrement aux États-Unis où, pour traquer les apprentis djihadistes sur le sol américain, le FBI dispose d’une armée grandissante d’informateurs infiltrés. Lesquels sont accusés de parfois pousser des personnes influençables à organiser des attentats. Agissant sous couverture et jouissant d’une immunité, un indicateur peut aller jusqu’à désigner une cible ou fournir des armes afin de mieux confondre des suspects. Bref, sous le couvert de la lutte, de "créer le terroriste", selon les organisations de défense des droits de l’homme.

Une situation inévitable, selon Mubin Shaikh, un ex-agent clandestin canadien, auteur de l’ouvrage Undercover Jihadi : "Il faut que [les suspects, NDLR] soient convaincus que vous êtes de leur bord, justifie-t-il. Vous devez jouer le jeu, faire ce qu’ils vous disent. Sinon, toute l’opération est compromise." Selon lui, suggérer fait partie du "jeu". Et de raconter une de ses missions auprès d’un extrémiste présumé : "Je lui ai dit : Il se pourrait que nous organisions en décembre un camp (d’entraînement au djihad). Tu ne voudrais pas venir former quelques gars ? Il m’a parfaitement compris, mais a répondu : Non, mon frère, je suis là pour étudier la religion. Très bien, j’en ai conclu qu’il n’était pas le genre de type qu’on recherchait, il n’a pas mordu à l’hameçon. Mais si je dis exactement la même chose à quelqu’un d’autre et qu’il répond oh oui, je ne tends pas un piège déloyal, c’est lui qui se fait prendre."
 

Coups montés 

Le FBI dispose, selon les chiffres généralement admis, d’au moins 15 000 informateurs souterrains, souvent grassement rétribués, engagés dans une vaste gamme d’enquêtes, de la pédophilie aux stupéfiants. Mais l’identification des sympathisants du groupe État islamique (EI), dont le nombre connaît un essor "spectaculaire", mobilise désormais les énergies. "Cet été, nous avons pisté des dizaines et des dizaines de personnes, dans tous les États-Unis, a déclaré le 8 octobre le chef du FBI, James Comey. Nous avons perturbé les plans de beaucoup." À ceci près que, dans certaines opérations, des infiltrés font un véritable "forcing" pour inciter des suspects à réaliser des actes qu’ils n’auraient peut-être sinon jamais commis.

Le 10 avril, le FBI annonçait l’arrestation d’un homme de 20 ans, John Booker, prêt à perpétrer un attentat-suicide à la voiture piégée contre une base militaire du Kansas. Or, selon le compte-rendu d’enquête consulté par l’AFP, Booker était depuis six mois manipulé par le FBI. Ce sont des agents infiltrés qui ont aidé l’apprenti djihadiste à réaliser sa vidéo de "martyr". Ils lui ont fourni la liste des composants nécessaires pour sa bombe. Enfin, ils ont confectionné l’engin – en fait inactivé – et l’ont remis avec un véhicule au suspect.

Dans un rapport de juillet 2014, l’ONG de défense des droits de l’homme Human Rights Watch avait accusé le FBI de "créer des terroristes" en ciblant des personnes vulnérables, dans des coups montés. Le thème fait l’objet d’un documentaire, (T)ERROR, présenté cette année au festival du cinéma indépendant de Sundance. Murtaza Hussain a, lui, coréalisé une contre-enquête édifiante, publiée fin juin, sur "les Cinq de Fort Dix", des hommes d’origine albanaise impliqués dans un projet d’attentat contre une base militaire dans le New Jersey. Quatre ont été condamnés à la prison à vie, dont trois frères.

Avant leur arrestation en 2007, ils avaient été placés dix-huit mois sous surveillance après avoir tourné une vidéo de vacances les montrant s’amusant à tirer sur des cibles en pleine nature – une activité courante aux États-Unis – en criant "Allah est le plus grand". Ils n’avaient jusqu’alors manifesté aucun désir d’attentat. Dans des séquences tournées secrètement par le FBI, l’informateur pousse clairement les Albanais à passer à l’acte, malgré leur réticence. "Vous vivez selon le Coran, et pourtant vous ne combattez pas pour les musulmans ! leur reproche l’indicateur. Arrêtez de vous interroger !"
 

"Une stratégie nécessaire" 

Le recours aux infiltrés "est une stratégie nécessaire, mais que nous devrions utiliser avec modération et seulement pour des complots avérés", conclut Murtaza Hussain. "Désormais règne un sentiment de paranoïa, en particulier dans la communauté musulmane. Ils ne peuvent plus discuter ou militer en politique sans craindre que quelqu’un alentour ne soit un informateur", déplore-t-il. Le FBI admet officiellement que le recours aux informateurs "peut inclure une part de tromperie, d’ingérence dans des vies privées ou de coopération avec des personnes dont le sérieux et les motivations sont sujets à caution". Mais, justifie l’agence fédérale, la justice a reconnu que ce moyen était "légal et souvent crucial pour l’efficacité" d’une enquête. De plus, assure le FBI, l’utilisation d’indicateurs "fait l’objet d’une évaluation attentive et d’un encadrement rapproché pour ne pas enfreindre les droits des personnes sous enquête".

Beaucoup pensent que certains "radicalisés" américains sont avant tout des jeunes mal dans leur peau, trouvant sur Internet une façon d’exister. Ainsi, Joshua Ryne Goldberg, jeune juif vivant chez ses parents en Floride, s’était inventé une seconde vie en prétendant habiter en Australie et en inondant les réseaux sociaux de messages prônant le djihad. Il a été piégé par le FBI, à qui il a transmis des informations pour confectionner une bombe. Arrêté le mois dernier, ce garçon de 20 ans risque de passer ses 20 prochaines années en prison.

Autre exemple : Ali Amin, un chétif adolescent de l’État de Virginie, qui a, lui, été condamné fin août à onze ans de prison pour avoir soutenu le groupe État islamique avec son compte Twitter suivi par 4 000 abonnés. Pour l’ex-agent clandestin Mubin Shaikh, ce garçon "maigrelet, faiblard" est un "cas tragique". "Ce gamin est passé d’un statut de zéro à héros, grâce aux 140 caractères (d’un tweet). Tout à coup, il devient important, les gens le consultent pour une opinion religieuse…" D’un autre côté, poursuit-il, "quand de tels gars se connectent, prêchent les idées du groupe État islamique, tentent d’endoctriner et de recruter les gens, n’est-on pas forcé d’agir ?". Oui, mais jusqu’où et comment ?

 


Envoyé Spécial (France 2) a diffusé un documentaire sur ce sujet en début d’année :
 


 

Voici le documentaire dans son intégralité


 

 





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