The Guardian : la CIA a plongé l’Amérique dans l’obscurité en combattant dans l’ombre

 
Prison de la base militaire américaine de Guantanamo Bay, Cuba.
 



La CIA a plongé l’Amérique dans l’obscurité en combattant dans l’ombre.

Après le 11-Septembre, l’Agence a eu les coudées franches pour enfreindre les règles mais lorsqu’on est autorisé à jouer aux durs à l’étranger, difficile d’arrêter de retour au pays.

Par Gary Younge dans The Guardian le 9 mars 2014.

 

A peine plus d’une semaine après le 11-Septembre, Cofer Black a donné des instructions à son équipe de la CIA avant leur mission. "Je ne veux pas capturer Ben Laden et ses malfrats, je les veux morts [...] Je veux voir des photos de leurs têtes sur des piques, Je veux qu’on m’expédie la tête de Ben Laden dans une boîte avec de la glace carbonique. Je veux montrer la tête de Ben Laden au président, je lui ai promis que je le ferais."

Un mois plus tard, lors d’une réunion organisée par Schab Capital markets, le directeur exécutif de la CIA "Buzzy" Krongard a détaillé aux investisseurs ce qu’entraînerait pareille guerre. "[Elle] sera remporté en grande partie par des forces dont vous n’avez pas connaissance, dans des actions que vous ne verrez pas et par des moyens dont vous ne voudriez probablement rien savoir," avait-il dit.

A l’époque, il n’y avait pas de traité qui ne pouvait pas être violé, de principe auquel on ne pouvait pas déroger ou de définition qui ne pouvait être décortiquée en faveur du pouvoir américain et de la quête de revanche populaire. Évoquer la constitution, la convention de Genève, ou le contrôle démocratique était une preuve que vous étiez inconscient de la nouvelle réalité. Les lois étaient faites pour les faibles, la force étaient là pour les puissants. Ce n’était pas juste l’ambiance du moment, cela a été la politique pendant plus d’une décennie.

L’arrivée d’Obama a offert un changement d’orientation et de style mais pas de direction ou de fond. "Je ne veux pas [que les gens de la CIA] aient soudainement l’impression qu’ils doivent passer leur temps à regarder par-dessus leur épaule," avait-il déclaré peu de temps après sa première investiture. Il n’a jamais été difficile de voir ce qui pouvait mal tourner avec cette approche. Mais il a été choquant néanmoins de voir jusqu’où cela avait dérapé. Tandis que les opérations secrètes étaient protégées contre tout contrôle, les violations des droits de l’homme n’ont pas seulement été inévitables, mais routinières.

Dans un rapport de 2004, des officiers du renseignement militaire ont déclaré à la commission internationale de la Croix-Rouge qu’ils pensaient qu’entre 70% et 80% des détenus en Irak étaient innocents. Les hochements de têtes et les clins d’oeil sont devenus des tics permanents — si inhérents qu’ils se sont intégrés dans le subconscient institutionnel. "La chose la plus grave, c’est l’abus de pouvoir que cela vous permet de pratiquer," a déclaré l’ancien chef de cabinet du secrétaire d’État Colin Powell, Lawrence Wilkerson, à Jeremy Scahill pour son livre Dirty Wars. "Vous réalisez que les renseignements étaient mauvais et que vous avez tué un paquet d’innocents et que vous vous retrouvez avec d’autres innocents sur les bras, alors vous les entassez à Guantanamo. Personne n’en sait jamais rien. Vous n’avez rien à prouver à qui que ce soit. Vous avez fait tout ça en secret, alors vous passez simplement à la prochaine opération. Vous dites simplement ‘on fera mieux la prochaine fois’… Et croyez-moi, c’est arrivé."

La logique conduisant à cet état des choses n’est pas seulement auto-réalisatrice, elle est auto-entretenue. Plus ils agissent avec impunité, plus des abus sont commis, plus ils doivent les dissimuler, et plus ils ont besoin du secret. Du moment que cela se passait à l’étranger, les conséquences étaient limitées pour l’administration américaine. Abu Ghraib et les attaques de drone ont coûté quelques précieuses voix ou carrières de hauts fonctionnaires. Mais ce n’était qu’une question de temps avant que ces ramifications ne commencent à se faire ressentir au pays. La politique étrangère ne se déroule pas dans le vide, elle est coordonnée et intégrée dans le même système qui élabore la politique nationale. Une fois que vous avez dit à vos agents de retirer les gants et de pratiquer le combat de rue, ils ne se mettent pas à pratiquer les règles de Queensberry à domicile (*).

Ceux qui en appellent ouvertement à bafouer le droit international dans l’intérêt d’un bien supérieur ne soumettent pas soudainement ce but au droit national une fois qu’ils ont franchi les barrières de contrôle. Une fois que l’État a délibérément créé un espace d’application du pouvoir sans surveillance, ceux qui occupent cet espace le protègent contre les ennemis venus aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur des frontières. Lorsque votre guerre est totale et sans fin, elle revient inévitablement se perpétuer au pays. Le monstre que les États-Unis ont lâché sur le reste du monde dévore progressivement le sien.

Ce n’est pas nouveau. Les origines du scandale du Watergate, au cours duquel le président Richard Nixon a fait écouter ses adversaires à l’élection, résident dans le bombardement secret du Cambodge. Le McCarthisme tenait ses racines de la guerre froide.

Mais au cours de la guerre contre la terreur, la méthode est devenue particulièrement prononcée. Ces derniers mois, il est apparu que la CIA avait espionné les enquêteurs de la commission des renseignements du Sénat — précisément la commission chargée de surveiller la CIA. Les enquêteurs, qui furent autorisés à examiner les documents de la CIA relatifs aux méthodes d’interrogation, ont découvert un vieux rapport interne qui s’achevait en concluant que les techniques de torture utilisées dans les prisons secrètes, comme la simulation de noyade, avaient été inefficaces. Ce fait était particulièrement embarrassant car le directeur de la CIA avait argué du contraire devant la commission, contredisant les propres conclusions de l’Agence. Quand la CIA a découvert que les enquêteurs avaient le rapport, elle a commencé à fouiller leurs relevés informatiques pour déterminer comment ils avaient pu mettre la main dessus.

En résumé, la CIA a subtilisé des personnes, les a torturé, a conclu que c’était inutile, a fait disparaître ces conclusions, a menti à ce sujet aux élus puis a espionné ceux qui avaient reçu pour mandat démocratique de découvrir la vérité, précisément parce qu’ils avaient découvert la vérité. Ces prisons secrètes dans des régions lointaines ont des villes jumelles à l’intérieur du processus démocratique.

La défense face à cette duplicité est invariablement celle de la sécurité nationale. Pour rester en sécurité, on doit également rester dans l’ignorance. Pour protéger la démocratie, elle doit être sapée. La surveillance téléphonique sans entrave des citoyens américains par l’Agence de sécurité nationale (NSA) a révélé le degré de collusion des politiciens dans la plupart de tout cela — posant des questions insignifiantes et préférant apparemment se faire rouler plutôt que de prendre leurs responsabilités démocratiques.

"Vous pouvez vous laisser embarquer dans ce monde. Je pense qu’il y a une certaine fascination à cela pour un certain nombre d’élus," a déclaré à Politico le sénateur Martin Heinrich, qui siège à la commission des renseignements. Le prix de cette fascination est élevé et nous payons tous pour cela.

Mais personne ne peut dire que nous n’avons pas été prévenus : "Nous devons passer du temps parmi les ombres du monde des renseignements," avait déclaré l’ancien vice-président Dick Cheney, peu après le 11-Septembre. "Une grande partie de ce qui doit être fait, devra être fait discrètement, sans la moindre discussion [...] C’est le monde dans lequel ces gens opèrent, il va donc être vital pour nous d’utiliser tous les moyens à notre disposition [...] pour réaliser notre objectif."

Ces ombres sont grandes. Elles ont dissimulé des horreurs indicibles à l’étranger. De plus en plus, elles jettent l’obscurité sur le pays.

 

(*) Le marquis de Queensberry codifia les règles de la boxe anglaise en 1865, ndt.

Traduction : Seb pour ReOpenNews



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4 Responses to “The Guardian : la CIA a plongé l’Amérique dans l’obscurité en combattant dans l’ombre”

  • kidkodak

    Excellent article en général mais les termes:
     »Le prix de cette fascination » devraient être remplacés par:
     »Le prix de cette trahison »,car un jour ce sera leur tour.

  • Phrygane

    Eh oui,

    La terreur installée à domicile par le 11 septembre a aussi fait accepter, par toute une population apeurée, des méthodes dictatoriales dans la politique étrangères des USA.
    Les mêmes méthodes, pour les mêmes raisons étant appliquées à l’intérieur, ce qui fait du « nouveau Pearl Harbour » un coup d’Etat militaire.

    La preuve en est que le gouvernement Bush fils, ayant largement été convaincu de mensonges pour entraîner le pays en Irak, n’a jamais été inquiété.
    Bill Clinton avait aussi menti, pour des raisons beaucoup plus futiles et avait été beaucoup plus puni que ceux qui priaient leur dieu devant les caméras avant de faire bombarder Bagdad.

    Heureusement la « démocratie » a amené Obama au pouvoir, qui, sur le plan de la politique étrangère des USA, pratique le copié-collé…

  • René M

    Pour résumer….
    Et l’Amérique des USA a perdu son âme.

    La Gangrène quoi !

  • Phrygane

    En matière de coup tordu, voyez ce que nous dit T. Meyssan, dans un récent article intitulé : « John Kerry n’a pas de politique mais une tactique »,

    L’Europe serait directement concernée…

    http://www.voltairenet.org/article182708.html

    … »Quoi qu’il en soit, Washington tient un discours très vigoureux qui l’obligera à réagir. Tout se passe comme si le coup d’État avait été préparé par les radicaux du régime (Victoria Nuland, John McCain…) et avait embarrassé initialement le président Obama, mais qu’il lui offrait une occasion inespérée de résoudre sa crise économique au détriment de ses alliés : les troubles en Ukraine, s’ils se généralisent au plan économique ou politique en Europe, pousseront les capitaux actuellement basés sur le vieux continent vers Wall Street. Ce serait l’application à la fois de la doctrine Wolfowitz de 1992 (empêcher que l’Union européenne ne devienne un potentiel compétiteur des États-Unis) et de la théorie de Christina Romer de 2009 (sauver l’économie US par une absorption des capitaux européens comme à la fin de la crise de 1929). C’est pourquoi on doit s’attendre à un gel des relations diplomatiques entre Washington et Moscou, en apparence tout au moins, et à une possible récession en Europe en 2014. »…

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