Dérives de la guerre contre le terrorisme : un témoin disparaît

Le 10 mai, le journal libyen Oea a annoncé qu’Ibn Al-Shaykh Al-Libi avait été retrouvé mort dans sa cellule de la prison d’Abou Salim, en Libye. Suicide par pendaison, selon la version officielle. Une mort qui arrange beaucoup de monde, à Tripoli, au Caire et à Washington. Car Al-Libi, de son vrai nom Ali AbdulHamid Al-Fakheri, était devenu gênant.


Al-Libi était le plus connu des "prisonniers fantômes" de la CIA,
détenus et torturés par les Américains et leurs alliés dans des
centres de détention secrets à travers la planète.

Plus que tout autre, cet islamiste libyen incarnait les dérives de la guerre contre le terrorisme lancée après les attentats du 11 septembre. Al-Libi était le plus connu des "prisonniers fantômes" de la CIA, détenus et torturés par les Américains et leurs alliés dans des centres de détention secrets à travers la planète. Dans son cas, de l’Afghanistan à la Libye, en passant par l’Egypte, sans doute la Jordanie, peut-être le Maroc et la Pologne.

Surtout, il était la preuve que les méthodes musclées de la CIA menaient, non pas à la vérité, mais à la fabrication de mensonges. En prison, Al-Libi avait fini par faire un aveu : deux militants d’Al-Qaida avaient été formés par le régime de Saddam Hussein à l’utilisation d’armes chimiques et biologiques. Sauf que… cet aveu était une invention, pour que cessent les mauvais traitements. Une invention qui est vite devenue une "preuve" utilisée par l’administration Bush pour justifier sa guerre en Irak…

Retour sur l’itinéraire d’un islamiste encombrant. Al-Libi voit le jour en 1963 à Ajdabiya, une ville côtière du Nord-Est libyen. Six ans plus tard, un jeune colonel du nom de Mouammar Kadhafi prend le pouvoir. Al-Libi, lui, penche vers la mouvance islamiste, opposée au régime. Dans les années 1980, il part combattre les Soviétiques en Afghanistan. Puis reste sur place après la défaite de Moscou, devenant l’"émir" du camp d’entraînement de Khaldan entre 1995 et 2000. Et, selon Washington, un cadre d’Al-Qaida.

Après l’invasion américaine d’octobre 2001, il fuit vers le Pakistan, où il est arrêté un mois plus tard et livré aux Américains en Afghanistan. Une prise de choix, "le prisonnier le plus important d’Al-Qaida arrêté dans la foulée du 11-Septembre", selon George Tenet, le patron de la CIA. Il passe d’abord entre les mains du FBI, qui utilise les méthodes classiques d’interrogation.

Al-Libi parle. Les interrogatoires se déroulent dans les règles de l’art, explique aujourd’hui Jack Cloonan, alors membre de la division du contre-terrorisme du FBI, pour plusieurs raisons : "Par principe, parce que cela marchait, mais aussi parce que nous savions que le Comité international de la Croix-Rouge était au courant de sa détention et poserait à l’avenir des questions à son sujet."

Mais la CIA veut soumettre Al-Libi à des interrogatoires musclés. Le directeur du FBI, Robert Mueller, s’y oppose, mais celui de la CIA, George Tenet, en appelle à George Bush, qui lui donne raison début 2002. La CIA décide de sous-traiter le travail à l’Egypte. Avant de partir, un agent américain lui lance : "Tu vas au Caire, tu sais. Avant que tu arrives là-bas, je vais trouver ta mère et je vais la baiser."

Sur place, Al-Libi évoque un certain Abou Zoubaydah, présenté comme un membre important d’Al-Qaida et qui sera arrêté au Pakistan en mars 2002. Surtout, il tisse un lien entre Saddam Hussein et Al-Qaida, offrant à l’administration Bush une corrélation entre les attentats du 11 septembre et l’invasion de l’Irak.

L’information servira dans la fameuse présentation du secrétaire d’Etat Colin Powell, devant le Conseil de sécurité des Nations unies, en février 2003. "Je peux citer le récit d’un terroriste majeur racontant que l’Irak a entraîné Al-Qaida à ces armes (chimiques et biologiques), clame Powell. Heureusement, ce terroriste est détenu et il a raconté son histoire."

Powell ne le sait pas, mais, lorsqu’il prononce ces mots, le renseignement militaire et la CIA ont déjà émis de sérieux doutes sur la véracité de ces confessions. En février 2004, Al-Libi est interrogé par des agents de la CIA sur sa détention en Egypte. Il leur raconte que les Egyptiens l’ont interrogé de manière répétée sur les liens entre Al-Qaida et Saddam Hussein. "Un sujet sur lequel il a dit ne rien savoir et avoir eu des difficultés à inventer une histoire", selon un câble en date du 5 février 2004 que les agents de la CIA envoient à leur quartier général. Leur compte rendu est détaillé : pendant les interrogatoires, Al-Libi était enfermé pendant dix-sept heures dans un caisson de 50 cm2. Il niait. Pluie de coups. Jusqu’aux "aveux" : un dirigeant d’Al-Qaida aurait dépêché deux émissaires en Irak entre 1997 et 2000 afin qu’ils se familiarisent avec les armes chimiques et biologiques. Selon un rapport du Sénat américain publié en 2007, Al-Libi cherchait à "éviter la torture".

Après l’Egypte, son parcours est nimbé de mystère. L’association Human Rights Watch affirme qu’il a probablement été détenu en Jordanie, et peut-être au Maroc. Ni le ministère des affaires étrangères marocain ni l’ambassade de Jordanie à Paris n’ont souhaité réagir.

En novembre 2003, Al-Libi revient sous contrôle américain en Afghanistan. Combien de temps reste-il ? Nul ne le sait. Selon la chaîne américaine ABC News, il aurait été détenu dans une prison secrète en Pologne. En juillet 2006, le Congrès américain le place sur une liste de "terroristes qui ne présentent plus de menace". Mais il disparaît une nouvelle fois. Les rumeurs se multiplient. Selon la plus insistante, il a été renvoyé, très malade, dans sa Libye natale, où la Cour de sûreté de l’Etat l’a condamné à la perpétuité.

Depuis le 11-Septembre, Washington et Tripoli ont amorcé un rapprochement spectaculaire. L’administration Bush a-t-elle voulu récompenser le "nouveau" Kadhafi en lui offrant l’un de ses opposants les plus dangereux, tout en s’assurant qu’il soit réduit au silence ? Impossible à dire.

Le mystère sur le sort d’Al-Libi est enfin levé le 27 avril 2009, lorsque deux enquêteurs de Human Rights Watch le rencontrent à la prison d’Abu Salim, près de Tripoli. "Il est sorti dans la cour et est venu s’asseoir à notre table. Mais lorsque nous lui avons expliqué qui nous étions et le but de notre démarche, il s’est brusquement levé en nous demandant où nous étions pendant qu’il était torturé par les Américains", raconte Heba Morayef, l’une des deux membres de la délégation. Selon elle, Al-Libi semblait en bonne santé et se déplaçait sans difficulté. Khalid Saleh, le président de l’association Libyan Human Rights Solidarity, raconte que sa famille proche l’a également trouvé en forme lorsqu’elle lui a rendu visite en avril. Le détenu lui a alors laissé entendre qu’il espérait une libération prochaine. Mais c’est son cadavre qui est arrivé le 12 mai au domicile familial, dans sa ville natale d’Ajdabiya, où il a été enterré dans la foulée.

La version officielle du suicide par pendaison laisse de nombreux observateurs dubitatifs. Les cercles islamistes libyens crient au meurtre. La famille d’Al-Libi a raconté à une collaboratrice de l’association Libyan Human Rights Solidarity que la tête du cadavre n’était pas bleuie, comme c’est généralement le cas pour les pendus. Au niveau du cou, elle n’a vu aucune trace de câble ou de corde, mais deux points foncés, selon Kamel Saleh, le directeur de l’ONG : "La famille est convaincue qu’il a été tué. Mais elle a peur et ne veut plus en parler publiquement."

Human Rights Watch s’interroge : pourquoi Tripoli aurait éliminé Al-Libi deux semaines après l’avoir montré pour la première fois à ses enquêteurs ? Et d’avancer une explication : sa mort brutale pourrait être le résultat de rivalités internes au régime libyen. L’administration Obama a demandé des explications. Tripoli affirme avoir ouvert une enquête. Les ambassades de Libye à Paris et à Washington n’ont pas souhaité réagir.

Brent Mickum, l’avocat d’Abou Zoubaydah, présenté par Washington comme le numéro trois d’Al-Qaida et arrêté quelques mois après Al-Libi, ne croit absolument pas au suicide. "C’est contraire à l’islam. Le timing de sa mort est d’une grande aide pour les Etats-Unis et les pays où il a été torturé, assène-t-il. Je ne pense pas que l’administration Obama voulait ce résultat. Mais des gens de la CIA y avaient intérêt, car il était la preuve de leurs turpitudes. Et moi qui ai accès aux dossiers classés secret-défense, je sais qu’ils sont capables des pires choses." La CIA nie en bloc.

Mickum avait récemment émis le souhait d’interroger Al-Libi, car celui-ci commandait le camp de Khaldan, vers lequel son client, Abou Zoubaydah, dirigeait les volontaires djihadistes. "Al-Libi était fondamental pour nous, affirme-t-il. Il aurait pu établir qu’Abou Zoubaydah ne faisait pas partie d’Al-Qaida et qu’il l’a donné en pâture aux Américains sous la torture."

Si les sympathies islamistes d’Al-Libi ne font aucun doute, sa relation avec Al-Qaida, maintes fois trompetée par l’administration Bush, pose elle-même question. Certes, il semble avéré qu’il dirigeait le camp de Khaldan, par lequel sont passés Zacarias Moussaoui et Richard Reid – le premier a été condamné par la justice américaine pour avoir voulu participer aux attentats du 11 septembre, le second pour avoir tenté de faire exploser le vol Paris-Miami avec des explosifs dans ses chaussures. Mais il semble que le camp ait fermé en 2000, à la suite du refus d’Al-Libi de coopérer avec Oussama Ben Laden, selon le témoignage de plusieurs détenus de Guantanamo devant les tribunaux militaires américains.

Al-Libi a emporté ses secrets dans sa tombe. Sa mort, en tout cas, n’entrave en rien la réconciliation entre Washington et Tripoli. Trois jours après l’annonce de son décès, la bannière étoilée était hissée au-dessus de l’ambassade américaine dans la capitale libyenne, pour la première fois depuis trente ans.
 

Par Marc Perelman pour LeMonde.fr





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