Arme de dérision massive

TERRY JONES DÉFOURRAILLE CONTRE LA GUERRE AU TERRORISME


 

Par Anatole Istria pour CQFD n°35.

Alors que les surhommes du monde civilisé volent de succès en victoire – dernièrement : vingt-quatre villageois irakiens massacrés par des GI -, l’ex-Monty Python Terry Jones dégaine Ma Guerre contre la guerre au terrorisme, un livre saignant dans lequel il dézingue la propagande d’une invasion écrite à l’avance. CQFD l’a rencontré à Londres autour d’une bière. « And now for something completely different ! »

TERRY JONES, C’EST LE GALLOIS des Monty Python, le spécialiste des rôles de rombières british, le réalisateur de la plupart des films de la bande. Histoire de bien le visualiser, c’est lui qui joue le sage Sir Bedevere dans Sacré Graal !, la mère du prophète malgré lui dans La Vie de Brian et le vomitif Mister Creosote dont la panse explose dans Le Sens de la vie. Comme l’humanité se divise en deux groupes, ceux qui aiment l’humour des Monty Python et les autres malheureux, on s’est trouvé conforté dans la première catégorie en apprenant que Terry Jones attaquait l’Axe du Bien : Ma Guerre contre la guerre au terrorisme (Flammarion), un recueil de quarante articles publiés entre décembre 2001 et décembre 2005. On y retrouve le bon vieil humour absurde et saignant des Monty, par exemple lorsqu’il se réjouit de l’arrestation de membres présumés d’Al-Qaïda en tant que président de la Société Humaine Pour la Pose de Sacs sur la Tête des Suspects (SHPPSTS), ou quand il préconise l’application au quotidien de la guerre préventive « pour-rendre-lemonde- plus-sûr » en massacrant ses voisins soupçonnés de vouloir éventuellement commettre un crime, ou en attachant son fils au radiateur pour lui faire avouer où il se rend après la chorale… Terry Jones reçoit CQFD chez lui dans le nord de Londres, un mardi about tea time. Sans se la jouer artiste engagé et en troquant pas mal de nonsense contre beaucoup de bon sens, le bonhomme paraît clairement indigné par la croisade dans laquelle Tony Blair a précipité son pays.

CQFD : Qu’est-ce qui t’a poussé à écrire ces articles ?

Terry Jones : Je crois que c’était purement de la colère. Quand j’ai vu nos dirigeants provoquer une situation qui se solderait par la mort de milliers d’innocents tout en mentant sur les causes, je n’ai pas pu la fermer. Les choses me paraissaient tellement évidentes : au lieu de montrer la réalité, la presse et la télé parlaient dans les mêmes termes que les politiciens. Ça me rendait dingue… On était deux millions contre la guerre dans les rues de Londres mais ça n’a même pas fait ciller Tony Blair.

Tu n’as pas eu trop de mal à trouver des journaux disposés à te publier ?

Au début, j’écrivais pour The Observer. Puis j’ai réalisé qu’il adoptait une ligne de plus en plus pro-invasion et que mes articles ne passaient plus. Ils me disaient « merci pour ton article, c’est super marrant  », et une semaine plus tard ils ajoutaient « désolé, on n’a pas pu l’intégrer pour telle ou telle raison  ». Alors ils le publiaient sur leur site Internet mais pas sur papier. J’en ai eu marre, puis The Guardian s’est mis à les publier. Le recueil des articles n’a pas été édité en Angleterre, seulement aux États-Unis et en France.

Ton livre s’attaque entre autres au « Projet pour un nouveau siècle américain » [. Comment as-tu découvert ce document ?

C’est John Pilger [grand reporter opposé à la guerre, NDLR] qui a commencé à l’évoquer dans un article. Son existence ne m’a pas étonné, mais quand je l’ai lu, j’ai été choqué qu’ils dressent leurs plans d’une manière si éhontée, qu’ils les développent aussi clairement avant de les mettre à exécution.

Dans le texte « Rebuilding America’s defense » (Reconstruire la défense de l’Amérique), rédigé en 2000, on peut lire notamment que « le processus de transformation [de la stratégie américaine], même s’il conduit à des changements radicaux, est susceptible d’être long, à moins d’un événement catastrophique et catalyseur – à l’instar d’un nouveau Pearl Harbor  ». On pense évidemment au 11-Septembre, comme si les objectifs de la guerre contre le terrorisme étaient inscrits avant leurs causes mêmes.

Je pense en effet que les plans de guerre étaient antérieurs au 11-Septembre et que la décision de renverser le régime de Saddam Hussein était secondaire par rapport à la volonté d’imposer la présence militaire américaine au Proche-Orient. Sur ce point, il faut leur reconnaître le mérite d’une totale franchise. Ce que je trouve incompréhensible, dans l’attitude des médias, c’est qu’ils continuent à discuter des motivations de la guerre alors qu’elles étaient clairement annoncées un an avant, comme s’il y avait un mystère là-dessous. Ils invoquent d’autres motifs principaux comme d’« instaurer un nouveau régime  » ou de « venir en aide au peuple irakien  »… Belle aide en effet que de provoquer la mort de centaines de milliers de personnes !

Certains voudraient en déduire que le 11-Septembre n’est rien d’autre que la grande conspiration d’un gang de profiteurs de guerre [Tout est possible. Mais il me semble quand même invraisemblable qu’ils aient tout monté de A à Z. Ce qui est choquant, c’est que tout se soit déroulé exactement comme ils l’avaient escompté et qu’ils s’en servent à des fins personnelles. Sans doute sont-ils responsables d’avoir laissé faire et de ne pas avoir pris de mesures assez rapides au moment des faits. Par exemple, ils ont favorisé la fuite de la famille de Ben Laden du territoire américain au lendemain des attentats, c’est hallucinant ! Deux avions sont détournés par des Saoudiens qui s’explosent sur le World Trade Center et les États-Unis vont bombarder l’Afghanistan puis occuper l’Irak, quel est le sens de tout ça ?

En France, un certain nombre d’intellectuels médiatiques assimilent volontiers toute critique de la politique américaine à un soutien aux dictatures. As-tu eu à faire à ce genre de roquets ?

Personne ne m’a encore jamais accusé d’être un supporter de Saddam Hussein. C’est délirant de continuer à épiloguer sur lui alors que depuis sa chute des centaines de milliers de personnes sont mortes. Les réactions à mes articles ont plutôt été dans le sens de « Dieu merci, il reste des gens à dire la vérité  ». De temps en temps, il y a bien un ou deux psychopathes de droite qui m’envoient des lettres d’insultes.

Tu traites la guerre par l’ironie. Est-ce que tu as parfois du mal à garder ton humour sur ce sujet ?

J’essaie de tourner les choses dans une nouvelle forme à chaque fois, mais c’est épuisant. La colère me pousse à me répéter. C’est paradoxal, puisqu’en miroir ceux qui perpétuent ces crimes de guerre répètent les mêmes sempiternels mensonges sans jamais se lasser, eux.

Comment les autres anciens Monty Python ont réagi à tes prises de position ?

Je ne sais pas vraiment, on n’en cause pas des masses. De temps en temps ils me disent « on a vu ton papier dans The Guardian, c’était marrant  ». En tout cas, ça n’a pas été un motif de discorde !

Ta formation d’historien te pousse à faire des comparaisons avec des situations antérieures comme les croisades, l’empire romain…

Je ne suis pas vraiment historien, mais j’ai étudié la littérature anglaise à Oxford. J’en suis arrivé à étudier l’histoire en m’attardant sur trente lignes de Chaucer [l’auteur des Contes de Canterbury, NDLR]. Pour expliquer ce texte, j’ai eu à creuser l’histoire militaire de la fin du XIVe siècle, ce qui ne me branchait pas jusque-là. Il y a environ quatre ans, j’ai écrit un livre intitulé Qui a assassiné Chaucer ? C’est l’histoire d’une usurpation en 1399, qui met en lumière le règne de Richard II et la prise de pouvoir de Henry IV. J’étais en conférence à Kalamazoo, aux États-Unis, pour tenter de réhabiliter Richard II devant des médiévistes patentés. Je ne pense pas qu’il s’agissait d’un tyran, c’était un souverain plutôt « libéral » pour l’époque mais qui a été victime d’une campagne de propagande de la part de son cousin Henry IV. J’ai aussi parlé de l’empire romain et des barbares à l’université de Pace. On m’a ovationné lorsque j’ai fait le parallèle avec la situation actuelle : Rome se considérait comme une superpuissance et mettait en place une politique étrangère de frappes préventives en neutralisant les régions limitrophes. L’autre parallèle, c’est que les Romains aussi étaient gouvernés par la peur. Notamment celle des invasions barbares.

Une des idées fortes du livre est que « la grammaire est la première victime de la guerre  », ce qui renvoie au vieux thème orwellien de « la guerre c’est la paix  ».

Le détournement des mots est un élément important du lavage de cerveau. Quelqu’un qui avait grandi sous le régime soviétique m’a dit qu’à l’époque au moins les gens savaient que les informations étaient bidonnées. Le problème, ici et aujourd’hui, c’est qu’on ne réalise pas que le langage est tronqué. On parle des troupes américaines et britanniques comme de « forces de sécurité » alors que les Irakiens qui défendent leurs maisons sont traités d’« insurgés » ou de « terroristes ». C’est Alice au pays des merveilles ! Les mots finissent par dire le contraire de ce qu’ils signifient en réalité.

Tu soulignes aussi que faire la guerre au terrorisme, c’est faire la guerre à une abstraction.

La guerre contre le terrorisme rappelle la situation décrite par Chaucer au XIVe siècle. Henry IV avait usurpé le pouvoir avec l’aide de l’ancien archevêque de Canterbury, Thomas Arundel. Tous deux étaient donc en situation très précaire. Pour consolider leur pouvoir, Thomas Arundel a déclaré la guerre à l’hérésie et en a fait sa priorité, en se donnant toute latitude pour donner le sens qu’il souhaitait au mot « hérésie ». Il en va de même aujourd’hui pour le sens à donner au « terrorisme ». La guerre contre le terrorisme est une tactique. Ce n’est pas une guerre que l’on peut gagner, c’est ridicule de penser ça.

Comment as-tu réagi aux attentats du métro de Londres ?

Je me suis dit que c’était exactement ce à quoi il fallait s’attendre. Avec son charabia sur le renforcement de la sécurité contre les risques d’attentat, il était évident que Blair allait nous placer en première ligne et faire du pays une cible. La seule surprise est venue de ce que Blair a rejeté l’hypothèse d’un rapport entre l’occupation de l’Irak et les attentats, en laissant entendre que les événements se seraient produits de toute manière. C’est incroyable ! Jack Straw, le ministre des Affaires étrangères, avait pourtant souligné l’évidence en disant que le pays deviendrait une cible en partant en guerre contre l’Irak.

Quelle issue vois-tu à tout ce bordel ?

Si jamais il existe une justice digne de ce nom et que les tribunaux internationaux ont le moindre sens, Blair et Bush devront y être traînés pour la destruction de Falloujah. On n’a vu aucune photo de cette ville pour la simple raison qu’ils l’ont rayée de la carte. Dahr Jamail, un reporter américain arabophone présent à Falloujah, a pu constater l’ampleur de la destruction [voir ci-dessous]. Tout dans cette affaire pue le crime de guerre. Comme les Américains et les Britanniques se refusent toujours à dénombrer les victimes de leur occupation de l’Irak, les seuls indices que l’on détient proviennent de The Lancet, une revue médicale qui fournit une estimation d’au moins cent mille morts. Tous les autres nient ce chiffre. Bush lui-même évoque trente mille morts possibles… Foutaises ! En réalité, le chiffre de deux cent mille est probablement plus proche de la réalité.

On peut s’attendre à une guerre perpétuelle, comme dans 1984

L’état de guerre permanent convient aux régimes de Blair et de Bush car c’est comme ça qu’ils se font du fric. C’est comme au XIVe siècle, quand les « faucons » s’opposaient au parti de la Cour qui souhaitait la paix avec la France. Le comte d’Arundel, le duc de Gloucester et le comte de Warwick voulaient poursuivre la guerre contre la France car c’est d’elle qu’ils tiraient leur richesse. La guerre a toujours été source de profits, et, tant que des gens comme Rumsfeld et Cheney seront aux commandes, elle restera une affaire juteuse. Eisenhower lui-même mettait en garde contre « la toile d’influence tissée par la gigantesque machinerie militaro-industrielle  ». Ce que j’ai plus de mal à appréhender, c’est la dimension religieuse : des gens comme Bush et Ashcroft croient en une Révélation imminente (« the Rapture »), ils pensent réellement que sous certaines conditions, comme un désastre en Israël, le Christ réapparaîtra pour prendre les élus par la main et les accompagner jusqu’au paradis. Ils attendent l’Armageddon [l’Apocalypse], et ça, ça fait vraiment flipper. Bouahh !… [Terry mime des frissons] Cela dit, même aux États-Unis, même en Arkansas, j’ai pu me rendre compte qu’énormément de gens sont conscients de ce qui se passe et épouvantés par leur gouvernement, de la même façon que nous à l’égard de Blair. Tout n’est pas perdu. De même, lors d’un tournage en Iran en décembre, j’ai rencontré des tas de gens horrifiés par les ayatollahs. Horrifiés aussi de voir les Américains lancer des ultimatums à leur pays : « Pourquoi ils nous menacent ? On pourra nous débarrasser de notre gouvernement nous-mêmes quand le temps viendra, quand on le pourra.  »

Parlons un peu de tes activités plus artistiques. Est-ce que tu comptes y incorporer une dimension politique ? Après tout, les Monty Python pratiquaient la subversion…

C’est pas mon truc de faire de la politique dans mon travail. J’en deviens un peu pédant. Je m’aperçois à travers mes articles que j’ai tendance à employer tout le temps le même ton et ça me nifle un peu. Les Monty Python n’avaient pas un but directement subversif, on ne visait personne en particulier, il s’agissait plutôt d’une dérision appliquée à l’humanité entière. Actuellement, j’écris un livre intitulé Evil machines [Machines diaboliques], un recueil de nouvelles fantastiques décrivant un monde dans lequel l’homme et la machine entrent en dialogue. J’espère en tirer un film, alors je fais tout pour le terminer… On pourrait aller goûter une anglaise bière, ne pourrait-on pas ?

Propos recueillis par Anatole Istria
(traduit de l’anglais par Jérome Harber)

Remise à jour du 15 juin 2006.


[1] « Plans for a new american century » est un think tank néoconservateur fondé en 1997, animé par le gratin des faucons (Donald Kagan, Paul Wolfowitz, Donald Rumsfeld, Dick Cheney, Jeb Bush…) et dont les objectifs déclarés sont « d’augmenter le budget des dépenses militaires, de renverser les régimes hostiles à l’intérêt et aux valeurs des États-Unis  ».

[2] Juste par curiosité, pour l’excitation du trouble et en attendant l’ouverture des archives secrètes du Pentagone en 2171, on pourra jeter un oeil conspirationniste au film Loose Change disponible sur http://reopen911.online.fr


Références de l’ouvrage :

Ma Guerre Contre La Guerre Au Terrorisme
Éd. Flammarion – 18 euros – Parution : 10 mars 2006
232 pages – 14 x 21 cm – ISBN : 2-08-210562-8
Traduction, préface et notes par Marie-Blanche et Damien-Guillaume Audollent.

3 Responses to “Arme de dérision massive”

  • DG Audollent

    Bonjour,
    Le livre de Terry Jones est également disponible en poche, collection Points/Seuil.
    Amicalement,
    DG Audollent

  • DG Audollent

    Sinon, je vous remercie de signaler l’existence de ce livre, dont je ne saurais trop recommander la lecture, et que nous avons eu du mal à faire connaître quand il est paru.
    Amicalement,
    DG Audollent
    (l’un des traducteurs)

  • looping

    En espérant que le phénomène Bigard ne se réitère pas ! Toutefois, encore une personalité artistique qui a le cran de l’ouvrir ! J’attends un peu plus encore des intellectuels, voir même de gros pontes, car finalement, ce sont eux qui ont réellement le pouvoir de finaliser ce problème . Ca me rappelle Collin Powell qui en démissionant de son poste de la Maison Blanche comme secrétaire d’Etat, lors de la réelection de Bush, avait insinué qu’il n’était plus question de travailler pour Bush and Co, les qualifiant de « fous » ! Ne serait-ce pas lui, le filon pour la recherche de la vérité, s’il est toujours vivant, bien entendu .

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