USA : lorsque les opposants deviennent des suspects

Au nom de la sécurité nationale, depuis le 11 septembre et la promulgation du Patriot Act, la frontière qui sépare opposition politique et risque terroriste est devenue poreuse. Une loi récente va encore plus loin dans ce processus de criminalisation de l’opposition. Désormais, tous les citoyens qui manifestent leur désaccord seront considérés comme des suspects, voire des terroristes potentiels.

Par Alexander Nikki – Z Magazine- 1er février 2008

Le 23 octobre dernier, la Loi pour la prévention de la radicalisation violente et du développement du terrorisme domestique (HR 1955) a été adoptée au parlement par 404 voix contre 6. Son pendant devant le Sénat (S.1959) est en cours d’évaluation par le Comité sénatorial pour la Sécurité Intérieure et les Affaires Gouvernementales.

Cette loi étendrait le champ d’application de la Loi sur la Sécurité Intérieure de 2002 en créant une commission nationale autorisée à étudier et identifier les individus et groupes dont les valeurs sociales, les implications politiques ou les croyances religieuses « pourraient » les mener à commettre des actes violents. En tout état de cause, cela ne se réfère nullement aux assassinats perpétrés par la CIA, aux brutalités policières, aux meurtres de civils désarmés ni aux tortures qui ont cours dans les prisons secrètes. Cette commission cible les dissidents politiques et les activistes sociaux qui critiquent la politique étrangère des Etats-Unis, les abus du monde des affaires ainsi que les pratiques menaçant la vie sur notre planète.

Les épithètes idéologiques « radicalisation violente et terrorisme domestique » sont l’œuvre de la RAND Corporation, qui les utilisait en 2005 dans l’essai intitulé « Tendances en matière de terrorisme : Menaces sur les Etats-Unis et perspectives de la Loi sur l’Assurance du Risque Terroriste ». L’intitulé de la loi qui nous occupe est littéralement tiré de cet essai. Les porte-parole de RAND ont témoigné devant le Sous-comité du parlement pour le renseignement, le partage d’information et l’évaluation du risque terroriste, présidé par la députée Jane Harman (Démocrate), qui a parrainé ce projet. Harman ajoute ici à une relation déjà longue et productive avec la RAND Corporation, un think-tank situé en Californie qui entretient des liens très étroits avec le complexe militaro-industriel désormais impliqué en matière de renseignement. Donald Rumsfeld l’a présidé de 1981 à 1986. Lewis Libby, ancien directeur de cabinet de Dick Cheney, et Condoleeza Rice en étaient alors administrateurs.

Le résumé introductif de ce rapport met en lumière les « terroristes domestiques » qui « constituent une menace mouvante à l’égard des intérêts du monde des affaires… ». En sus des menaces terroristes que représentent Al Qaeda et les groupes jihadistes radicaux, à la fois associés et autonomes vis-à-vis de cette dernière organisation, une lame de fond de radicalisme prospère sur le développement du phénomène d’Antiglobalisation (AG). Ce mouvement a au moins impacté trois entités présentes au sein de la société américaine – qui ont toutes démontré, à des degrés divers, leur penchant pour la violence et les actions dirigées vers les civils.

[Il s’agit d’abord des] anarchistes, sensibles à l’idée que le commerce international ne serait qu’un masque dissimulant les avancées du pouvoir global américain en matière économique, culturelle et politique.

[Il s’agit ensuite des] activistes d’extrême droite, qui rejettent la perte de l’identité individuelle qu’ils associent aux mouvements internationaux de population, de biens et de capitaux ; qui s’opposent à la concentration du pouvoir que la globalisation entraîne et qui tiennent la globalisation pour une conspiration menée par les Etats-Unis d’Amérique, dans l’intérêt des capitalistes juifs.

[Il s’agit enfin des] environnementalistes radicaux qui dénigrent désormais de manière routinière le pouvoir des entreprises et le capitalisme (ainsi que le gaspillage discrétionnaire de ressources qu’ils emportent) en les désignant comme la plus grande menace pesant sur la planète et la vie qu’elle accueille.

Un trait commun à nombre de ces courants de pensée peut être trouvé dans le risque accru qu’ils font peser sur le secteur privé. Cette aggravation résulte des changements de contexte intervenus du fait de la Guerre Globale contre le Terrorisme ; le renforcement de la protection des infrastructures gouvernementales, qui déplacent le risque vers des cibles plus faciles ; la montée des extrémistes impliqués dans l’AG et partant hostiles au pouvoir des entreprises et la préférence d’Al Qaeda pour les attaques susceptible de produire des conséquences économiques majeures. »

Ce rapport se présente comme un plaidoyer en faveur d’un renforcement de la garantie des dommages causés par ces attaques, en utilisant pour cela des fonds publics. Il s’agirait d’étendre la définition des « attaques terroristes certifiées » de manière à y inclure les actes commis par des citoyens américains, en sus de ceux perpétrés par des terroristes étrangers (saviez-vous que les contribuables souscrivent une police d’assurance pour attaque terroriste qui ouvre droit à remboursement dès lors que le montant des dégâts est compris entre 5 millions de dollars et 100 milliards de dollars, mais exclut la prise en charge des dégâts subis par les propriétaires de maisons, d’automobiles ainsi que le dédommagement des proches des personnes décédées ? Pourquoi les contribuables devraient-ils couvrir les pertes des grosses entreprises alors qu’ils ne sont pas protégés eux-mêmes ?)

La constellation d’individus désignée par la RAND Corporation comme nourrissant une « menace mouvante pour les intérêts des entreprises » regroupe pour ainsi dire toute personne qui n’est pas favorable à la guerre, à la globalisation marchande, à la destruction de la biosphère et à la mise à bas des droits de l’homme. Le chapitre quatre de ce document décrit en détail ces terroristes « maison » et avance quatre thèmes de préoccupation majeurs parmi ces franges de la population :

- L’abandon de la dette internationale ; les droits civiques ; l’opposition au pouvoir des entreprises ; la dislocation politique et socioéconomique ; la quête insatiable de profit du capitalisme ; la destruction de l’écologie mondiale ; l’assistance aux individus et aux cultures indigènes ; la concentration injuste et illégitime des pouvoirs publics, d’Etat et privés ; l’indifférence capitaliste aux besoins des faibles et des spoliés.
- Le commerce international comme masque à l’avancée des positions globales américaines en matière économique, culturelle et politique.

- L’aversion pour le mal infligé aux animaux et à la biosphère ; la préservation de « notre mère la terre » contre les dégradations crapuleuses et l’exploitation ; la préservation de la vie sauvage ; la restauration des écosystèmes endommagés.

- La vénalité des entreprises comme principale menace contre la planète et la vie qu’elle accueille ; le fait que les multinationales exploitent les travailleurs, combattent les syndicats et violent les droits de l’homme dans les pays émergents.

Le rapport conclut en son quatrième chapitre que « le but de la préservation écologique est susceptible de se confondre dans l’impératif plus large d’AG… Le mécontentement croissant généré par diverses décisions américaines en matière de relations internationales pourrait mener à l’émergence d’une nouvelle frange de gauche au sein de la société américaine qui serait susceptible de se coaliser contre le « big business », le « big money », le pouvoir des entreprises et le détachement du gouvernement… La désobéissance civile pourrait être dirigée contre le capitalisme global, la vénalité des entreprises et les intérêts de conglomérats comme Boeing, Microsoft et Sears…

L’AG recèle clairement une menace pour les intérêts du secteur privé et spécialement pour les entreprises multinationales les plus larges … Que la menace soit le fait de la Milice Patriotique Chrétienne, des Black Block, de l’ELF ou d’autres mouvements inspirés par l’AG, elle se situe dans le même contexte opérationnel que celle que représente Al Qaeda. »

Nous y voici : les idées subversives des « terroristes domestiques » américains sont désignées comme équivalentes à la menace d’Al Qaeda. Mais pourquoi installer une Commission Nationale pour mettre en échec ces réseaux de « dangereux radicaux » ? Pourquoi ne pas se contenter des habituelles campagnes de désinformation faites du radotage des télévisions au service des entreprises et des marionnettes de la radio, augmenté d’articles insérés dans la presse avant d’être cités comme autant de faits, de mensonges répétés ad nauseam, d’attaques personnelles et d’assassinats, de démolition de personnalités, de circonscription des débats par de faux prémices, d’abus de langage et d’inversion de la réalité ?

L’Internet

Ceci nous mène à une des assertions les plus insidieuses de ce texte : « L’Internet a aidé à faciliter la radicalisation violente, la violence idéologique et le processus de terrorisme domestique aux Etats-Unis en permettant l’accès des citoyens américains à de larges et constants courants de propagande liés au terrorisme. »

Nous pouvons présumer que cette affirmation initie le travail de fond qui permettra le contrôle d’Internet par les entreprises, le blocage des adresses IP qui révèlent des vérités dérangeantes, les mensonges du gouvernement et les abus des entreprises ; en interrompant l’activité de groupes soucieux de justice sociale tout en maintenant l’accès aux sites commerciaux, nécessaire au profit des entreprises. Peut-être la capacité de jugement des 404 membres du Sous-comité sur le Renseignement, le Partage d’Information et l’Evaluation du Risque Terroriste du parlement qui ont voté cette loi a-t-elle été altérée durant la présentation du rapport « Utiliser le Web comme une arme : l’Internet comme outil de Radicalisation Violente et de Terrorisme Domestique ».

Cette présentation fut notamment le fait de groupes politiquement subjectifs, comme la RAND Corporation, par l’intermédiaire de Brian Michael Jenkins. Mark Weitzman a présenté un PowerPoint intitulé « Internet : un incubateur des conspirations et de la désinformation sur le 11 septembre », dans lequel il juxtaposait des sites Internet montrant des militants violents à celui des Architectes et Ingénieurs pour la vérité sur le 11 septembre, une compilation de travaux scientifiques conduite par des universitaires et soutenue par 800 membres.

Le texte autorise également la mise en place d’un centre universitaire d’excellence, financé sur fonds publics, « pour étudier les racines sociales, criminelles, politiques, psychologiques et économiques de la radicalisation violente et du terrorisme domestique aux Etats-Unis ainsi que les méthodes susceptibles d’être utilisées par les officiels de la Sécurité Intérieure des gouvernements fédéraux, étatiques, locaux et tribaux pour endiguer la radicalisation violente et le terrorisme domestique… [le centre] assistera [ces fonctionnaires du maintien de l’ordre] par des formations, enseignements et recherches en prévention de la radicalisation violente et du terrorisme domestique aux Etats-Unis. »

Pourquoi un centre universitaire coordonnerait-il ses activités avec le maintien de l’ordre ? Associer cette opération au système universitaire nous rappelle le glaçant limogeage, intervenu récemment, de maîtres de conférence, tant au Colorado qu’en Utah, qui publièrent sur Internet des recherches mettant en évidence certains mensonges du gouvernement.

Etant donné la surveillance illégale de citoyens américains innocents à laquelle s’adonne le gouvernement depuis au moins janvier 2001, cette loi soulève des questionnements quant à la liberté de pensée, de parole, d’association, d’accès à Internet ainsi que sur la criminalisation de prétendus « systèmes de croyance » considérés comme menaçants par les conglomérats d’entreprises militants qui sont déjà parvenus à subvertir la Constitution et le Bill of Rights, à militariser le maintien de l’ordre local, à privatiser les biens publics et à convertir les Etats-Unis en une entreprise privée.

Cette Commission Nationale marque-t-elle le début d’une nouvelle inquisition à la Mac Carthy qui viserait à réduire au silence la dissension et à ruiner des vies en interrogeant des citoyens sur leurs valeurs, en les condamnant pour complicité par association et en les accusant d’être autant de « terroristes domestiques » ? Il y a là trop en jeu pour attendre de voir ce qui pourrait résulter de l’adoption de ce texte.

Si l’histoire doit nous apprendre quoi que ce soit, rappelons que le FBI de Hoover n’a aucunement usé de son autorité pour éliminer le crime organisé ou la violence du Ku Klux Klan. Il a plutôt employé ses moyens pour faire taire, éliminer et assassiner des leaders du mouvement pour les droits civiques, des activistes progressistes, des critiques sociaux et même des musiciens visionnaires.

Ce texte devrait plus logiquement s’intituler « Loi de profilage idéologique de 2007 », un texte visant à criminaliser les expressions de conscience sociale qui entrent en conflit avec l’Etat sécuritaire privatisé.


Publication originale Z Magazine, adaptation Louis Stella pour Contre Info.

One Response to “USA : lorsque les opposants deviennent des suspects”

  • Eric

    De toute façon, tant que l’on travaille on les engraisse, tant qu’ils s’engraissent, le système sert les pinces.

    => Décroissance !

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