Entretien : La politique afghane de l’Occident est un échec

 

17 février 2008 « Sous Rumsfeld et Bush, on ne voulait pas reconstruire mais contrôler l’Afghanistan. Et ce que nous voyons aujourd’hui est le résultat de cette politique : on voulait contrôler le pays à moindre coût et pour un profit maximum, mais cela ne fonctionne pas. »

Le Dr Michael Pohly, de l’Université libre de Berlin, répond aux questions de Horizons et débats, 11 février 2008

Aux dernières nouvelles, la situation en Afghanistan s’est encore détériorée. Le pays tout entier est sur le pied de guerre et il n’est plus question de reconstruction. Comment voyez-vous les choses ?

M. Pohly : La situation est très critique car les défauts de la politique sont devenus évidents. On observe une augmentation de la volonté de résistance qui vient des zones rurales. Il existe des régions entières dont le gouvernement a perdu le contrôle ou dans lesquelles il n’a jamais tenté de procéder à une sérieuse reconstruction.

Quelle est la situation des habitants ?

Cela dépend. Kaboul est maintenant une grande agglomération de trois millions et demi à quatre millions de personnes bien que la ville soit faite pour un million et demi d’habitants. Il n’existe pas de programme de retour pour ceux qui sont venus en ville. Il n’y a pas non plus de programme pour ceux qui reviennent à Kaboul ou s’y sont installés et l’emploi de même que l’approvisionnement sont un énorme problème.

D’un autre côté, on a vu apparaître des quantités de spéculateurs à Kaboul et il y a un énorme clivage entre les riches et les pauvres. Il n’existe pas de programme d’intégration sociale.

Ces défauts doivent être attribués à la politique du gouvernement afghan et également à l’Occident. Si l’on demande actuellement à l’Allemagne d’envoyer davantage de troupes, c’est dans le but d’une militarisation censée réagir contre les déficits politiques.

L’ONU a donné mission à la FIAS (Force internationale d’assistance à la sécurité) de reconstruire le pays. Qu’en est-il de cette reconstruction qui devrait profiter à la population ?

A mon avis, on constate des manques importants. On a réussi à améliorer les infrastructures des grandes villes, à créer des liaisons entre les villes. Mais c’était la tâche la plus facile. Les gouvernants n’ont pas réussi à emporter l’adhésion de la population. On ne lui a pas proposé de programme de développement pour les vingt prochaines années. Au lieu de cela, on a observé au cours des sept ­dernières années une politique de magouilles entre Karzai, entre les membres du gouvernement et les Américains. D’autre part, relativement peu de personnes participent aux décisions. Elles se négocient souvent en coulisses. Les zones rurales ont été négligées de manière impardonnable et sont maintenant perdues.

Depuis la fin de l’automne 2001, les membres du gouvernement ont été en majorité imposés de l’extérieur, ce qui constitue un gros problème. Quelles autres fautes ont été commises dans la formation du gouvernement ?

Une grave erreur a été d’intégrer les seigneurs de la guerre dans le gouvernement. Les Afghans ont ressenti cela comme une récompense pour les méfaits qu’ils ont commis au cours des 20 à 25 dernières années. La communauté internationale a ainsi perdu de sa crédibilité, perte accentuée par le fait que la FIAS a conclu des accords de trêve et de coopération avec les seigneurs de la guerre et a rendu certains d’entre eux très puissants. Or ces gens sont finalement les seuls à profiter des avantages de la « paix ».

Le renforcement des troupes demandé avec tant d’insistance par le gouvernement américain et le commandement de l’OTAN est-il à votre avis une solution aux problèmes de l’Afghanistan ?

Non, je ne crois pas. Cela augmente la militarisation de la politique qui présente déjà suffisamment de défauts et l’armée n’est pas en mesure d’y remédier.

On a négligé d’accorder une place centrale à la question de la justice. Ce que voulaient les Afghans, c’est la justice sociale. Ils voulaient que l’on demande des comptes aux seigneurs de la guerre pour les crimes ­contre l’humanité qu’ils avaient commis et qu’ils n’occupent plus de postes à responsabilité. C’est la moindre des choses que la population attendait du processus de « démocratisation » engagé par l’Occident. Mais au lieu de cela, ils ont vu que, sous la pression des Nations Unies, du concept du représentant spécial de l’ONU pour l’Afghanistan Brahimi, ces auteurs non seulement de crimes capitaux mais de crimes contre l’humanité obtenaient en récompense des postes et des dignités.

C’est une chose dont l’Occident n’est absolument pas conscient. On pensait que les Afghans n’avaient pas ce sens de la justice, or il est très fort chez eux, quelle que soit leur origine ethnique.

Ainsi, on n’a pas créé la sécurité à l’intérieur du pays. Or sans sécurité, aucun développement n’est possible et sans développement la sécurité n’est pas possible. Ces deux éléments sont intimement liés et on les a négligés tous les deux. Il n’y a pas de sécurité parce que les forces de police que nous avons mises sur pied sont constituées d’anciens miliciens qui ont simplement changé d’uniforme et sont mal payés. Pour la population, ils représentent une menace plus importante que les bandits. Le concept de rétablissement d’une police, également celui de l’Allemagne, très beau en théorie, a échoué en pratique. Et ce que les Américains ont fait en l’espace de six semaines, c’est-à-dire nommer 30 000 policiers, n’a pas garanti la sécurité. On s’est servi de ces malheureux en en faisant des troupes paramilitaires et ce sont elles qui subissent le plus de pertes dans les combats contre les talibans.

Il n’y a pas non plus de reconstruction du système judiciaire. Il n’y a pas de règlements. L’Etat n’a toujours pas réussi à monopoliser l’usage de la force et à s’imposer vis-à-vis des seigneurs de la guerre.

Les Etats-Unis viennent de demander de manière quasi impérative des troupes euro­péennes, avant tout allemandes, pour combattre dans le Sud. Qu’en pensez-vous ?

Dès le départ, les Américains avaient un autre concept pour l’Afghanistan. Sous Rumsfeld et Bush, on ne voulait pas reconstruire mais contrôler l’Afghanistan. Et ce que nous voyons aujourd’hui est le résultat de cette politique : on voulait contrôler le pays à moindre coût et pour un profit maximum, mais cela ne fonctionne pas.

Le gouvernement allemand devrait par conséquent opposer un refus clair et net ?

Effectivement, c’est ce qu’il devrait faire car cela ne marchera pas. Ce sera un échec, comme en Irak, car on n’obtient rien par les armes.

Si nous n’obtenons pas l’adhésion de la population, nous échouerons. Prenons la question des talibans. Ils trouvent un écho certain dans la population. Voici comment cela se passe. Par exemple, deux ou trois tribus ont des différends entre elles en ce qui concerne les droits de pâture, le droit des eaux, le droit foncier, etc. Que font les talibans ? Ils vont là-bas et deviennent le parti d’une des tribus, d’un des clans parce que l’Etat est inexistant. On monte les tribus les unes contre les autres, certaines deviennent subitement fortes parce qu’elles sont soutenues par les talibans, qu’elles peuvent dominer les autres ou du moins imposer leur prétendu droit sous une forme ou une autre. Ce qui fait la force des talibans, c’est qu’ils tirent profit des différends à cause de la carence de l’Etat.

Si nous sommes conscients de cela, notre politique doit consister en autre chose qu’une « pacification militaire », c’est-à-dire une guerre contre des gens qui peuvent toujours se rabattre sur le Pakistan. Les talibans pénètrent en Afghanistan, mènent une opération puis repartent. Il est donc très difficile de les arrêter en Afghanistan à part dans quelques régions qui ont été pratiquement abandonnées par l’Etat.

Mais si l’objectif est de contrôler un pays, on n’a donc aucun véritable intérêt à le pacifier.

Exactement, c’est pourquoi on met la charrue avant les bœufs. Malheureusement, nous cédons très facilement aux désirs des Américains, y compris en ce qui concerne l’engagement dans le Sud. D’autre part, nous n’avons pas vraiment voulu adopter une position indépendante en disant par exemple : nous voulons le développement, nous nous y prenons autrement. Nous nous sommes contentés de symboles et avons suivi la politique des Etats-Unis.

Que pensent les Afghans que vous connaissez de la présence depuis des années de troupes étrangères dans leur pays ?

Maintenant, c’est différent de la fin de 2001. Leur attitude a nettement changé. Au début, jusqu’à 95% des habitants saluaient la présence des troupes qu’ils ne considéraient pas comme des troupes d’invasion. Ils espéraient qu’elles mettraient fin aux malheurs causés par les talibans, par les forces basées au Pakistan qui constituaient – et constituent toujours – la colonne vertébrale logistique et idéologique des talibans. C’est pourquoi les troupes étrangères furent considérées comme des libérateurs. C’est la différence essentielle avec l’Irak. Les gens espéraient qu’elles instaureraient la justice et la justice sociale et qu’elles mettraient à l’écart ceux qui les avaient fait souffrir au cours des trente dernières années.

Or ce ne fut pas le cas. Les Américains ont pratiqué une politique consistant en deux choses : d’une part, nous avons eu la FIAS qui a eu l’idée insensée d’instaurer un couloir de sécurité autour de Kaboul, de développer la capitale et de régir la pays à partir de là. Ce projet était totalement absurde et les Afghans n’ont pas tardé à le critiquer. D’autre part, les USA n’ont rien imaginé de mieux que de repartir à la chasse d’Al-Qaïda avec les milices qui étaient détestées.

Ce faisant, les Américains ont renforcé les forces afghanes qui étaient opposées à Kaboul si bien qu’on a eu, dans la capitale et en province, des forces qui étaient censées collaborer avec les Américains mais qui luttaient les unes contre les autres. Mais on a laissé complètement de côté les nombreux chefs de tribus désireux de reconstruire l’Afghanistan, à vrai dire uniquement pour participer au pouvoir et empocher l’argent qui allait être distribué. On a prétendu qu’ils ne comptaient pas. C’est une des raisons pour lesquelles on a perdu les régions situées au-delà de Kaboul.

Que pensent les Afghans de la poursuite de la guerre ?

Nous avons mis en garde assez tôt contre la poursuite des bombardements sur zone. Dès le début de la guerre, à l’automne 2001, et plus tard dans leur poursuite d’Al-Qaïda et des talibans, les Américains, pour protéger leurs troupes, ont bombardé massivement des fermes et d’autres objectifs civils et ces « dommages collatéraux » (pour employer un euphémisme du jargon militaire) qui dévastent les régions pachtounes nuisent considérablement aux processus sociaux.

On connaît ainsi de nombreux cas où l’occupant a bombardé des noces ou des enterrements parce qu’il pensait qu’un membre d’Al-Qaïda ou un taliban y participait et il a sacrifié 30, 120, 150 personnes pour en atteindre une seule. La nouvelle de ce genre d’opérations se répand dans la population.

Ces rassemblements ne servent pas seulement à fêter un couple ou à prendre congé d’un mort, ce sont des événements sociaux où l’on prépare l’avenir. On s’y met d’accord sur des noces, on conclut des contrats, on y règle de vieux comptes ou on se réconcilie. Ce sont des moments essentiels de la vie sociale auxquels les Américains s’attaquent par leurs bombardements. Ils interviennent dans le cycle de vie de cette société et on ne leur pardonne pas.

Il y a eu de véritables massacres, par ­exemple à Helmand.

C’est à pleurer. Ce crime a été étouffé. Je pense également au général Abdul Rashid Dostum, ce grand criminel de guerre qui a 30 000 à 40 000 morts sur la conscience. Il est maintenant ministre de la Défense. Après 1945, l’Allemagne a au moins tenté d’assumer ses crimes, elle a condamné certains des principaux responsables. En Afghanistan, cela n’a absolument pas été fait.

J’ai moi-même enquêté sur plusieurs cas et envoyé ma documentation aux Nations Unies et au gouvernement Karzai. Il s’agissait d’hommes qui voulaient se porter candidats à la Jirga ou l’avaient déjà fait qui ont ensuite été menacés par des membres du gouvernement qui ont donné l’ordre de les tuer parce qu’ils étaient devenus trop dangereux pour le pouvoir. L’Occident n’a jamais voulu s’occuper de ces affaires.

Ceux qui sont au pouvoir aujourd’hui se sont rendu compte qu’ils pouvaient continuer d’agir comme jusqu’ici – et maintenant même avec l’aide de l’Occident – qu’ils pouvaient enfin s’installer. Et c’est ça qui a provoqué cette profonde déception chez les Afghans. C’est pourquoi ils laissent faire les talibans sans pourtant leur être favorables.

Avez-vous une idée de ce que pourrait être un concept de paix pour l’Afghanistan ?

Oui, je crois. Nous avions soumis plusieurs propositions au gouvernement fédéral que nous avions développées en collaboration avec les Afghans. En 2002, j’ai passé ­presque une année en Afghanistan. J’ai fait du travail de reconstruction pour la Fondation ­Friedrich-Ebert, fondation du SPD, m’occupant essentiellement du processus de démocratisation et des partis. Nous avons participé à la préparation de la Loya Jirga d’urgence, nous avons poursuivi des projets antérieurs. Nous avions réussi à établir un réseau de jirgas tribales. Elles avaient fait de nombreuses propositions sensées.

La première demande fut celle-ci : « Rendez-vous dans les territoires extérieurs aux centres urbains et formez des gens qui n’ont pas de passé criminel. » Il y avait 46 jirgas indépendantes et nous avons travaillé avec 42 d’entre elles. On nous a dit : « Allez dans les grandes villes et formez-y des policiers et des soldats et abandonnez-nous la lutte. Nous savons qui a fait quoi. Nous savons où sont les gens, s’ils sont animés d’un esprit positif ou négatif. Donnez-nous la possibilité de nous défendre. »

J’ai fait des estimations et en ai discuté avec des gens de la FIAS. Il aurait fallu un contingent de 550 hommes pour chaque grande ville (Kandahar, Herat, Mazar-e ­Charif, Jalalabad, Bamina, Khost et éventuellement Pul-e Khumri) plus des instructeurs. Pourtant nous avons complètement perdu notre temps. L’expérience a été un échec. Nous aurions dû tout de suite prendre contact avec les tribus, avec des gens sans passé criminel, mettre sur pied une nouvelle armée, une nouvelle police. Nous aurions dû travailler simultanément à partir des régions et à partir du centre et ensuite avec les projets de développement. Ç’aurait été une solution raisonnable.

L’Occident n’aurait pas vécu la situation actuelle où des troupes étrangères se battent contre les talibans à la frontière. Ce sont les Afghans qui aurait fait ce travail. Ils le feraient encore aujourd’hui.

Au lieu de cela, on a nommé ministre de la Défense un des pires seigneurs de la guerre, Mohammed Fahim. Mais aussi bien les Pachtounes que les Hazara ont refusé d’envoyer des jeunes hommes servir sous ses ordres. Ils ont dit : « Nous ne mettrons aucun d’entre nous à la disposition d’un homme au passé aussi chargé. »

C’est également un problème du processus de Petersberg. Si ç’avait été une région sous mandat des Nations Unies, les choses auraient été plus faciles. Nous aurions été plus crédibles. Mais au lieu de cela, les Américains ont placé Karzai et chacun sait qu’il pratique une politique par procuration.

En intégrant des Afghans au passé vierge, qui avaient exercé des responsabilités auparavant, donc des gens vraiment formés et pas seulement des seigneurs de la guerre, on aurait pu construire une base solide, mais cela a été balayé d’un revers de main : Nous nous concentrons sur Kaboul. Nous n’allons pas dans les provinces. On constate aujourd’hui le résultat de cette politique.

Mais ce n’était pas ce que voulaient les politiques.

Non, parce qu’on voulait tout contrôler. On ne voulait pas reconstruire le pays, on ne voulait pas qu’il soit indépendant. On ne voulait ni la reconstruction ni l’autonomie. On parlait certes d’autonomie mais toutes les décisions ont été prises pas les Nations Unies, les Américains et Karzai. La population a été tenue à l’écart. On s’en est rendu compte dans les faits, par exemple à propos de la Constitution. Les gens voulaient en débattre. A ­l’époque, j’étais dans le pays, dans les provinces, dans le Sud. J’ai parlé avec les gens. Ils ne savaient pas de quoi discuter. Ç’aurait été un des moyens de susciter une envie de renouveau selon le principe « nous élaborons ensemble une Constitution ».

Or la Constitution leur a été imposée. C’est un mélange de droit occidental, de droit traditionnel et de dispositions dirigées contre certaines personnes. C’est un conglomérat désastreux.

 

Le Dr Michael Pohly est médecin et ethnologue. Il travaille à l’Institut d’études iraniennes de l’Université libre de Berlin. Différents partis et institutions publiques le consultent comme expert et il est conseiller des ministères des Affaires étrangères et de la Coopération économique. Il a signé de nom­breuses publications sur l’Afghanistan.


 

Publication originale Horizon et Débats

Illustration : Artilleurs américains en Afghanistan – ( Ndlr : cette image présente une similitude frappante avec la scène d’« Au coeur des ténèbres » de Joseph Conrad, où une canonnière longeant les côtes d’Afrique pilonne absurdement une jungle impénétrable. )

 





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