11-Septembre et la CIA (2ème partie) : La réunion d’al-Qaïda en janvier 2000 à Kuala Lumpur, et l’affaire de l’USS Cole

Deuxième volet de l’enquête menée par le chercheur indépendant Kevin Fenton sur les dysfonctionnements lourds de conséquences de la CIA dans sa traque des supposés pirates de l’air et dans sa collaboration défaillante avec les autres agences américaines, dont le FBI, au cours des années 2000-2001. Ces échecs et ces dysfonctionnements ont été justifiés par l’incompétence de certains agents ou par des trous de mémoire de dirigeants. Dans cet épisode, on découvre comment la CIA a été amenée à cacher ses informations au FBI (notamment) sur plusieurs terroristes qui se sont rendus à un "sommet" d’al-Qaïda en Malaisie, et qui étaient filés par la CIA. Une affaire complexe où se croisent plusieurs enquêtes, dont celle sur l’attentat de 2000 contre l’USS Cole au Yémen.

Mais comme le rappelle Giulietto Chiesa dans son interview du juge italien Ferdinando Imposimato – lequel se propose de dénoncer George W. Bush et les responsables de la CIA pour complicité de crime devant la Cour pénale internationale de La Haye -, si la CIA a caché ses informations au FBI, cela n’a pas empêché un agent du "Bureau" d’héberger certains (prétendus) futurs terroristes du 11/9 lors de leur arrivée aux USA en janvier 2001, aidés en cela par des personnages proches des autorités saoudiennes.

 

L’attentat contre le USS Cole au Yémen en octobre 2000

 


Le degré d’incompétence de la CIA est allé bien au-delà du point de rupture

par Kevin Fenton, sur BoilingFrogs, le 11 septembre 2011

Traduction Vincent pour ReOpenNews

Suite de la 1ère partie

11/9 et la CIA : (1ère partie) La question des « échecs », intention ou incompétence ?

 

Dans la première partie de cette série nous avions vu qu’en janvier 2000, la CIA avait appris que le pirate de l’air du Vol 77, Khalid Al-Mihdhar, était en possession d’un visa américain, et nous avons détaillé la façon dont elle avait dissimulé cette information au FBI. A l’époque, cacher au FBI l’existence d’un ou deux terroristes pouvait constituer une erreur, mais cela n’avait rien d’extraordinaire. Cependant, cette rétention d’information a pris une toute autre dimension le 12 octobre 2000, lorsqu’al-Qaïda a bombardé l’USS Cole à Aden, au Yémen.

Bien qu’il n’existe aucune preuve définitive de l’implication d’Al-Mihdhar dans cet attentat, certains éléments circonstanciels le mettent en cause. Par exemple, il se trouvait à l’époque au Yémen, et selon toute vraisemblance en compagnie d’un des cerveaux de l’attentat, Khallad ben Attash (ci-contre, source FBI), et les poseurs de bombe ont appelé son numéro à Sanaa, même si [cela n’est pas une preuve puisqu’il s’agissait du] numéro du Centre de communication (Hub) d’al-Qaïda au Yémen, et que l’appel pouvait très bien être destiné à quelqu’un d’autre. Mais le lendemain de la première tentative [avortée] d’attentat d’al-Qaïda contre un bateau au Yémen, Al-Mihdhar avait quitté le pays et avait rencontré d’autres individus suspectés d’être impliqués dans cette opération. Il a également participé à l’élaboration d’un autre projet d’attentat qui devait frapper un navire à Singapour.

Les membres de l’équipe qui s’est rendue au Yémen pour enquêter sur les attentats appartenaient pour la plupart au FBI, mais certains appartenaient au Naval Criminal Investigative Service, et le bureau de la CIA stationné au Yemen était censé coopérer.

L’équipe était dirigée par les responsables du FBI, John O’Neill, décédé le 11/9, et Ali Soufan, devenu célèbre pour son opposition à la torture pratiquée par la CIA et l’armée américaine. 

O’Neill et Soufan trouvèrent rapidement des preuves de l’implication d’al-Qaïda dans l’attentat grâce à la fois aux appels passés au Centre de communication où résidait Al-Mihdhar, et aux indices reliant l’attentat à ben Attash et à un autre dirigeant d’al-Qaïda, Abd al-Rahim al-Nashiri. Ben Attash et al-Nashiri étaient bien connus des services de renseignement américains. En effet, le nombre d’agents opérationnels de Ben Laden était si réduit que ces deux individus ont également joué un rôle dans les attentats de 1998 contre les ambassades US en Afrique orientale, un fait déjà connu des autorités américaines en 2000.

En enquêtant sur ben Attash, l’agent Soufan collecta des indices au sujet d’une réunion d’al-Qaïda quelque part en Asie du sud-est vers janvier 2000. Pensant que cela pouvait être important, il envoya en novembre 2000 une demande formelle à la CIA pour savoir si l’Agence était au courant d’une telle réunion.

La réponse fut qu’elle n’en savait rien.

Présents au sommet d’al-Qaïda en Malaisie : (du haut à gauche, en bas à droite)
Nawaf Al-Hazmi, Khalid Al-Mihdhar, Khalid Shaikh Mohammed
Khallad ben Attash, Abd al-Rahim al-Nashiri, Hambali.
Yazid Sufaat, Ramzi ben al-Shibh, Abu Bara al-Taizi.
[Source: FBI]

 

Ce n’est pas vrai, la CIA était au courant de cette réunion, elle avait filé les participants dans les environs de Kuala Lumpur pendant plusieurs jours.

Il est difficile de comprendre comment la CIA a pu tout simplement oublier ce qu’elle savait au sujet de la [réunion en] Malaisie. C’est encore plus incompréhensible lorsque l’on sait que Soufan n’a pas envoyé une, mais trois demandes, les deux dernières au printemps et à l’été 2001. Chaque demande se faisait plus précise que la précédente. Au final, Soufan a même fait le lien entre l’opération « USS Cole » et un téléphone public utilisé par les militants à l’extérieur de la copropriété de Kuala Lumpur, où s’était tenu le sommet malaisien d’al-Qaïda, et a demandé plus d’informations à la CIA sur ce téléphone public. L’Agence avait observé les participants sortir du bâtiment, en faire le tour pour aller téléphoner depuis la cabine, mais elle était déterminée à ne rien dire à Soufan avant le 11/9.

Les demandes de Soufan ont été rendues publiques dans un article de James Risen paru en avril 2004 dans le New York Times, quelques mois avant que la Commission sur le 11/9 et l’inspecteur général du département de la Justice – qui ont tous deux enquêté sur les actions du FBI avant le 11/9 – ne rendent leurs rapports. Pourtant, dans ces deux rapports, il n’est jamais fait mention de ces trois demandes. Aucune mention non plus dans les notes non-expurgées du rapport d’enquête du Congrès paru en 2002, ou encore dans le résumé analytique du rapport de l’inspecteur général de la CIA concernant les manquements de l’Agence. L’agent Soufan a été interviewé à trois reprises par la Commission sur le 11/9, laquelle a également examiné la documentation concernant l’enquête de l’attentat de l’USS Cole. Soufan était supposé témoigner publiquement lors d’une audience de la Commission sur le 11/9, mais cela n’a jamais eu lieu.

En étudiant plus en détail le cas de Khallad ben Attash, Soufan reçut le 22 novembre des autorités yéménites une photo d’une personne censée être ben Attash. Il l’a alors envoyée à l’ambassade américaine d’Islamabad au Pakistan via la CIA, afin de vérifier s’il s’agissait du même ben Attash qu’une source commune à la CIA et au FBI au sein d’Al-Qaïda avait déjà signalé dans un rapport. Le 16 décembre, un agent du FBI connu sous le nom de ‘Michael D.’, et un agent de la CIA connu sous le nom de ‘Chris’ ont montré la photo à un informateur que nous nommerons ‘Omar’. Chris a présenté la photo à Omar pendant que Michael D., qui ne parlait aucune des langues de la source, restait en dehors de la pièce. Lorsque Michael D. est revenu, Chris a de nouveau montré la photo, et Omar, en face de Michael D., l’a identifiée de nouveau comme étant celle de Khallad ben Attash. Le fait qu’Omar ait reconnu le Khallad ben Attash qu’il connaissait sur la photo qu’on lui a présentée, a été joint au dossier. Cela semble moins excitant que l’assassinat d’une personne avec un missile, mais il s’agit d’un véritable travail d’enquête policière.

Peu de temps après, un agent de la CIA dont l’identité n’est pas connue a rédigé un câble contenant des informations relatives à Khallad ben Attash et d’autres qui ne le concernaient pas. Le câble demandait aux responsables de partager avec le Bureau les informations non relatives à ben Attash, mais ne contenait aucune instruction concernant les informations sur ben Attash. De nouveau, cela semble faire partie d’un plan visant à dissimuler au FBI les éléments concernant certains terroristes, mais il n’est pas facile de déterminer si l’attention se focalisait sur ben Attash, Al-Mihdhar ou quelqu’un d’autre.

La CIA affirme qu’elle s’est en quelque sorte elle-même convaincue qu’Al-Mihdhar et ben Attash pouvaient en réalité ne faire qu’un. Cela, malgré le fait qu’elle posséda des photos des deux hommes montrant des traits du visage foncièrement différents. L’idée a germé au sein de l’agence d’envoyer à Islamabad une des photos du visage d’Al-Mihdhar prise en Malaisie pour que Chris et Michael D. la montrent à Omar. Toutefois, lorsque la photo est arrivée à Islamabad, elle était accompagnée d’une autre photo montrant Nawaf Al-Hazmi, [le 2e pirate de l'air présumé du Vol AA77, avec Al-Mihdhar - NdT] elle aussi prise à Kuala Lumpur. Chris et Michael D. ont rencontré Omar le 4 janvier 2001. Pendant que Michael D. était sorti de la pièce, Chris a montré les photos d’Al-Hazmi et d’Al-Mihdhar à Omar. Omar n’a pas reconnu Al-Mihdhar, mais a déclaré que la photo d’Al-Hazmi représentait en fait ben Attash. Bien que cela puisse paraitre étrange, les deux hommes ont en effet des traits du visage très semblables. Contrairement à la fois précédente, lorsque Michael D. revint dans la pièce, Chris n’a pas recommencé l’identification pour lui. En fait, il n’en a jamais parlé à Michael D. Il a ensuite rédigé trois câbles à propos de cette rencontre. Deux d’entre eux, dont l’un fut diffusé de manière déterminante au sein de la communauté du renseignement, ne faisaient aucune allusion à l’identification de ben Attash.

Celui qui mentionnait son identification n’a été envoyé qu’à la CIA. 

Pourtant, il s’agissait là d’une information capitale pour l’Agence, car cela l’amenait à penser officiellement qu’un des responsables d’al-Qaïda qui avait mis au point l’opération ayant couté la vie à 17 Américains avait assisté au sommet malaisien. La CIA affirme qu’elle n’était pas au courant, mais il est difficile d’accréditer ces protestations d’ignorance.

Chris a transmis à l’antenne de la CIA à Sana l’information selon laquelle la photo représentait effectivement ben Attash, et que ce dernier avait donc bien assisté au sommet malaisien. L’antenne de la CIA était supposée travailler en étroite collaboration avec le FBI dans l’enquête sur le « USS Cole ». Lorsque l’antenne de Sana a été informé que ben Attash était bien présent au sommet malaisien, elle a omis d’en avertir le FBI. Elle a également oublié de le faire le lendemain, et les jours suivants, et ainsi de suite, jusqu’au 11/9. La Commission sur le 11/9 savait que l’information avait été envoyée à l’antenne de la CIA à Sana, mais cela ne figure nulle part dans son rapport. Il est difficile de concevoir une justification de bonne foi expliquant cette erreur.

Comme pour l’antenne de Sana, Alec Station a également omis de transmettre l’information aux collègues du FBI, et ce, malgré le fait que dès mi-janvier 2001, Chris avait demandé à ses homologues d’Alec Station de contacter le siège du FBI et de leur expliquer les développements récents.

Deux des agents de l’enquête sur le USS Cole, dont apparemment Soufan lui-même, se sont alors rendus à Islamabad pour qu’Omar puisse identifier formellement la première photographie de ben Attash, et pouvoir éventuellement l’utiliser dans une procédure pénale contre ben Attash. Chris était présent lorsqu’ils ont rencontré Omar, le 1er février 2001. Il n’a pas mentionné le fait qu’à peine quatre semaines auparavant, Omar avait vu ben Attash sur une photographie prise lors de la réunion en Malaisie. En fait, comme tous les autres agents de la CIA, il n’a fait aucune référence au sommet malaisien.

Cela constitue peut-être l’épisode le plus déconcertant des échecs du renseignement pré-11-Septembre. Si l’on considère les faits énoncés plus haut, quelque chose semble manquer, tout l’épisode consiste en une série d’inconnues et de questions sans réponses : pourquoi la CIA pensait-elle qu’Al-Mihdhar et ben Attash étaient la même personne ? Pourquoi envoyer à Islamabad la photo supplémentaire montrant Al-Hazmi ? Et qu’est-il arrivé entre la réunion au cours de laquelle Omar a identifié ben Attash sur la photographie yéménite, quand tout se déroulait sans problème, et la réunion suivante où Chris a de toute évidence sombré dans le coté obscur ?

L’explication qui collerait le mieux aux faits est la suivante : personne parmi ceux impliqués dans la rétention de l’information malaisienne vis-à-vis du FBI n’a réalisé le danger lorsque Soufan a envoyé la première photo à Islamabad, Chris a donc fait son travail de fonctionnaire payé par les deniers publics. Cependant, l’un des groupes de responsables [de la CIA] qui cachait ces informations au FBI a soudain réalisé que si Omar avait identifié ben Attash et que ce même ben Attash était associé à Al-Mihdhar et Al-Hazmi, alors Omar aurait pu également identifier les deux hommes si le FBI lui avait montré leurs photos. Par conséquent, il devenait nécessaire de vérifier le niveau de risque. L’affirmation selon laquelle Al-Mihdhar et ben Attash ne faisaient qu’un fut une simple ruse par laquelle une photo a pu être transmise rapidement à Islamabad pour être montrée à Omar. Si la photo d’Al-Hazmi est arrivée incognito, c’est en raison de l’inquiétude de voir Omar identifier également Al-Hazmi et en informer le FBI. La raison pour laquelle ni Chris, ni personne n’a informé le Bureau de l’identification apparente de ben Attash est que, eh bien, c’était une information que la CIA essayait de cacher au Bureau depuis un an, alors pourquoi la leur révéler maintenant ?

C’est un truisme de dire que les opérations de renseignement qui s’étalent sur une longue période capotent, elles le font souvent pour les raisons les plus étranges, et cela en est un exemple parfait. Personne n’aurait pu anticiper qu’Omar verrait la photo d’Al-Hazmi et dirait que c’était ben Attash, mais cela s’est effectivement produit.

A ce moment-là, Alec Station fut contrainte de conserver des informations cruciales sur l’attentat contre l’USS Cole, et s’est emmêlé les pinceaux dans la façon de transmettre ces informations jusqu’au jour du 11/9. Le degré d’incompétence dans la rétention d’informations concernant Al-Mihdhar, Al-Hazmi et ben Attash, est allé au-delà du point de rupture, mais l’affaire est loin d’être finie, et des choses bien pires se sont produites vers la fin du printemps et pendant l’été 2001. Ces événements feront l’objet de la troisième partie de cette série.

Kevin Fenton

Traduction Vincent pour ReOpenNews

 

3ème partie : L’engueulade

 


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