Attentat de Karachi : le combat des familles des victimes

Karachi, 8 mai 2002. Un kamikaze dans un taxi  percute un bus de la Marine pakistanaise transportant des ingénieurs de la Direction des constructions navales : 14 personnes dont 11 Français sont tuées. Jusqu’en juin 2009, l’attentat sera attribué à al-Qaida. Pourtant, tout porte à croire qu’il est la conséquence d’un sombre règlement de compte politique franco-pakistanais qui tournerait à l’affaire d’Etat en France, au point que l’événement est désormais connu sous le nom de "Karachigate".

Tout comme les parents de victimes des attentats du 11 septembre 2001, dans leur quête de vérité les parents des victimes de Karachi se heurtent au mutisme des pouvoirs publics français, toujours fort discrets quant à l’origine de l’attentat, tandis que frileux, les grands médias se gardent bien de faire du bruit. Mues par la colère, l’indignation et la tristesse, les familles se mobilisent avec le Juge d’instruction Van Ruymbeke contre le peu de zèle mis en oeuvre pour élucider l’affaire. Le Juge ayant décidé en octobre 2010 d’enquêter sur  les allégations de rétrocommissions, c’est le signe pour Me Morice, l’avocat des familles de victimes,  qu’il s’agit d’une "affaire d’Etat mettant en cause Zardari [le président pakistanais], l’actuel président de la République et tout le financement de la campagne [électorale] d’Edouard Balladur".

En guise d’introduction, nous joignons une vidéo qui résume les origines présumées et les suites données à l’attentat de Karachi. Plus loin, une seconde vidéo montre un extrait d’une séance à l’Assemblée nationale en octobre 2010 : le Député Bernard Cazeneuve interpelle la Garde des Sceaux Michèle Alliot-Marie sur l’avancement de l’enquête.

Légende photo : Attentat à Karachi le 8 mai 2002

 


 

Attentat de Karachi – enquête sur les soupçons de corruption envoyé par jackyshow38. – L’info video en direct.

 


 

On les appelle "les Karachi"

« Bien sûr, tous nous ont assurés de leur soutien le plus total, y compris en ce qui concernait la recherche des auteurs de l’attentat. Michèle Alliot-Marie m’a même dit : « Si vous avez le moindre souci, si vous avez besoin de quelque chose, vous avez mon numéro » et elle est partie sans me le donner ! Je n’ai jamais eu ce numéro et, par la suite, nous avons dû nous battre, en menaçant de dénoncer notre isolement aux médias, pour parvenir à obtenir d’elle une audience.
A ce jour, ministre de la Justice […], elle prétend pourtant, dès que l’occasion se présente, qu’elle nous a reçus à de nombreuses reprises. » Extrait du récit "backstage" de la cérémonie officielle d’hommage aux victimes, cinq jours après l’attentat de Karachi, Cherbourg, le 13 mai 2002, in "On nous appelle les Karachi" de M.Drouet et S.Leclerc.

 

* * *
Pourquoi le Karachigate ne perce pas plus dans les médias mainstream ? Un journaliste d’un quotidien national m’a répondu en juin dernier :
 
« On a des consignes de la rédaction : pas de Karachi. »
 

Dans notre beau pays des lumières rétrogradant encore d’une place (44e rang) au baromètre RSF de la liberté de la presse: ça ne surprend malheureusement plus. Cette histoire, à cheval sur quatre mandatures présidentielles, gêne. Cette "discrétion" de certains médias[1] sur les suites de l’explosion criminelle d’un bus à Karachi, ayant coûté la vie à 11 ouvriers français le 8 mai 2002, s’explique aussi par la complexité apparente de l’enquête avec sa trame de thriller (mêlant politiques français et pakistanais, services secrets et intermédiaires interlopes) et l’opacité des pratiques dans le domaine des contrats d’armement internationaux.

C’est ce cocktail au chloroforme qui permettra en juin 2009 à quelque représentant de commerce, amateur de montres suisses, d’histoires belges pas drôles et de flicage des journalistes, de qualifier l’affaire de "fable". Seulement voilà. Au fil des pièces accumulées, grâce notamment au travail d’autres journalistes d’investigation, si le sacrifice des ouvriers de la DCN doit répondre d’un genre, c’est celui de l’affaire d’État. Depuis un an, la piste politico-financière, liée à des représailles suite au non-versement de commissions dans le cadre d’une vente de sous-marins français au Pakistan en 1994[2], devient "la seule piste crédible".

Dans "On nous appelle les Karachi", demain en librairie, Magali Drouet et Sandrine Leclerc y ajoutent une dimension que les procédures et les révélations cachaient en partie : la vision, les l’émotion des familles, ainsi que leurs soupçons dès les premiers jours et durant les six années où l’instruction fut délaissée. Elles relatent leur combat pour obtenir la vérité sur les causes de l’attentat qui leur a arraché leurs pères: une succession de rencontres dans les coulisses d’après drame, d’épisodes politiques, judiciaires et d’entreprise qui susciteront la colère chez tout lecteur normalement constitué.

La première partie du récit est proprement hallucinante quant aux agissements de la Direction des constructions navales (dépendant du Ministère de la Défense au moment de l’attentat et employeur des victimes, l’État y est toujours actionnaire à hauteur de 75%), aussi bien sur sa gestion de la sécurité avant l’attentat que dans son suivi de l’affaire, pour le moins étrange dès les premières heures, et sa volonté appuyée que les familles ne creusent pas davantage que la thèse "officielle" : c’est un attentat d’Al-Qaida (jamais revendiqué).

Tout y passe : mensonges, encadrement serré en public alternant au mépris total en privé, puis l’inverse, instrumentalisation, intimidations, même une tentative pour faire interner une des veuves… On en apprendra aussi de belles sur la première instruction d’un juge de supposé de "choc", qui fera trainer la procédure de longues années (excluant du dossier – et faisant détruire – des pièces capitales[3]), ou encore sur la batterie de représentants, de conseillers, de politiques et de leur entourage que l’acharnement des familles à connaître la vérité agace.

Même s’il n’est pas le personnage central du livre, notons une augmentation de la nervosité depuis l’arrivée d’un nouveau locataire à l’Élysée (ayant une sensibilité au terrorisme et une empathie avec les victimes à géométrie opportune) dont le nom va souvent revenir dans le dossier dès que celui-ci sera repris par le juge Trévidic.

La deuxième partie reprend les avancées de l’enquête depuis ce redémarrage, en 2008 dans la foulée des révélations de Mediapart, et permettra à ceux qui ont suivi de loin les pavés lancés en eau trouble, d’avoir une représentation claire de la chronologie des évènements révélés dans la presse, ainsi que des intimidations et des obstacles qui continuent en toile de fond. Récit précis et sans concession des déconcertantes étapes traversées par Sandrine et Magali, où se mêlent assistants aux allures de RG et menteurs aux allures de ministres, le livre est aussi l’occasion de rendre hommage à leurs pères.

Ceux dont la vie et le souvenir sont réduits au statut de "problème" par leur employeur et les autorités. Au-delà du cas personnel, ce témoignage en dit long sur notre société : corruption à tous les étages et mépris total des petites gens. "On nous appelle les Karachi" devrait, doit, faire du bruit et redonner de l’écho à cette affaire que certains veulent taire. A condition, bien sûr, que tout le monde en parle.

 

 


 
"On nous appelle les Karachi" de M.Drouet, S.Leclerc.
ed.fleuvenoir, 250 pages, en librairie le 10 novembre.
 

Notes de l’auteur :

[1] Hormis Mediapart, Guillaume Dasquié dans Libération, plusieurs papiers du Monde et du Point. A noter aussi deux reportages en deuxième partie de soirée en deux ans : sur Canal+ et France 2. A titre de comparaison, les Frères Bodgdanoff ont été invités à s’exprimer au sujet de "l’injustice" dont ils sont les victimes, plus de quatre heures sur le service public la semaine passée.

[2] accord passé sous le gouvernement Balladur, et cassé à l’arrivée de Jacques Chirac en 1995.

[3] Étrange monde de la justice où, d’un côté, un plaisantin demandant une « inflation » par courriel à Rachida Dati (qui n’est QUE députée européenne et maire du 7e) se prend une perquisition à l’aube, la saisie de son ordinateur et 48 heures de garde à vue, et, de l’autre, les familles de 11 ouvriers assassinés doivent attendre 6 ans, pour que l’on daigne ouvrir une instruction sérieuse.

 


 

 
 

Terminons avec celle avec qui nous commencions huit ans plus tôt : Bernard Cazeneuve (Député PS) vs. Michèle Alliot-Marie (Garde des Sceaux) à l’Assemblée nationale en octobre 2010.

 

 


En complément d’information, nous joignons un extrait de l’émission télévisée Ligne Jaune (émission intégrale :  Arrêt sur image).  La fille d’une victime réagit aux propos tenus le 19 mai 2009 au Sommet de Bruxelles par le Président de la République Nicolas Sarkozy : il répond aux questions d’un journaliste sur les doutes qui pèsent sur l’attentat de Karachi.


Karachi, une fille de victime critique Sarkozy – Ligne Jaune


 

 

En lien avec l’article

Dossiers :

Articles :

  • Les attentats de Karachi, pouvoirs politiques et médiatiques, par Atmoh, le 18.06.10 ReOpen.info
  • États-Unis : L’attentat à la bombe de Times Square : Une nouvelle justification pour accentuer les guerres à l’étranger et augmenter les mesures d’État policier, par Bill Van Auken, pour mondialisation.ca, / 5. 05.10 (ReOpenNews)
  • CONFLUENCES Méditerranée – N°45 PRINTEMPS 2003 <<Nos révélations sont vraies>> Entretien avec Jean-Baptiste Rivoire (ReOpenNews)
  • Sarkozy dément fermement que l’attentat de Karachi soit "une affaire d’Etat" LEMONDE.FR / 18.06.09
  • Pakistan, l’ex-barbouze Claude Thévenet dans le rôle de l’informateur Bakchich.info / Boum / 23 juin 2009 par Xavier Monnier, Nicolas Bea
  • Karachi : le parquet fait appel de la décision du juge Van Ruymbeke d’enquêter sur de possibles rétrocommissions LEMONDE.FR / 07.10.10

Livre :

  • Le contrat. Karachi, l’affaire que Sarkozy voudrait oublier"  : ce livre évoque les dessous politique d’une vente d’arme / Auteurs : les journalistes du site Mediapart, Fabrice Lhomme et Fabrice Arfi / Editions Stock, mai 2010 

Le contrat



 

3 Responses to “Attentat de Karachi : le combat des familles des victimes”

  • Zorg

    «  »On nous appelle les Karachi » devrait, doit, faire du bruit et redonner de l’écho à cette affaire que certains veulent taire. A condition, bien sûr, que tout le monde en parle. »

    Merci à Sébastien Musset et à ReopeNews qui relaie l’info. Malheureusement, la « réaction » des journalistes risque d’être prévisible comme le présage ce passage de l’article de Musset :

    « Pourquoi le Karachigatene perce pas plus dans les médias mainstream ? Un journaliste d’un quotidien national m’a répondu en juin dernier :

    « On a des consignes de la rédaction : pas de Karachi. » »

  • Zorg

    Interview dans France Soir de Magali Drouet et Sandrine Leclerc :

    Extraits :
     »
    F.-S. Quelles sont les réactions de vos interlocuteurs lorsque vous émettez des doutes sur le mobile de l’attentat, dont la DCN et l’Etat semblent pourtant si sûrs ?
    M. D. Dès que l’on essaie d’en savoir plus, on nous répond invariablement : « C’est al-Qaida… » On nous dit aussi que c’est peut-être une erreur des poseurs de bombes et que le terrorisme est forcément aveugle… Lorsqu’on se fait plus insistantes, pas de réponse. Un salarié de la DCN ose même nous dire : « Dans votre état, il n’est pas sain que vous posiez ce genre de questions… » De victimes, on devient coupables ! »

    « F.-S. Vous dénoncez également des tentatives de manipulation. Lesquelles ?
    M. D. Un exemple avec SOS Attentats, l’association créée pour les familles de victimes. Lorsque nous rencontrons sa responsable, elle nous conseille de contacter l’avocat de sa structure – partie civile dans notre dossier. Or, en six ans, il ne fait rien, à l’inverse de Me Olivier Morice, notre défenseur depuis 2009.
    S. L. Elle ne cesse de nous répéter de ne pas nous « tromper de cible ». Sous-entendu : l’attentat, c’est al-Qaida, n’allez pas chercher plus loin ! On essaie de nous museler. »

    « F.-S. Comment expliquez-vous le refus réitéré de l’Elysée de vous recevoir depuis plus de deux ans ?
    S. L. On nous oppose la séparation des pouvoirs. Or le président de la République nous avait pourtant reçus, en avril 2008, pour faire le point. Depuis les développements impliquant certains personnages, plus la moindre nouvelle. Pourtant, en juin 2009, au détour d’une question, Nicolas Sarkozy se permet de fustiger les conclusions du juge Trévidic. Ce jour-là, il n’y avait plus de séparation des pouvoirs. A moins qu’elle soit fonction de son humeur… »

    http://www.francesoir.fr/faits-divers/attentat-karachi-notre-combat-contre-le-mepris.51870

  • L’attentat de Karachi, c’est 14 morts dont 11 Français, martyrs de la politique du profit à tout prix, victimes innocentes de la « raison d’Etat » et de son droit régalien au mépris d’autrui. Oui, le député Bernard Cazeneuve, maire de Cherbourg, a raison, il est absolument nécessaire de relancer la mission d’enquête parlementaire sur cette lugubre et bien sordide affaire d’Etat. Qui furent les bénéficiaires des commissions ? Les destinataires ultimes d’éventuelles rétrocommissions ? On veut savoir qui et combien. Non seulement les familles des victimes, mais tous les citoyens ont un droit on ne peut plus légitime à connaître la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Et c’est pourquoi nul n’est interdit de l’exiger haut et fort des pouvoirs publics comme des représentants du Peuple. Merci de votre témoignage, Magali et Sandrine. Et surtout courage: tous les démocrates épris de justice vous accorderont un soutien sans faille.

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