Le « médiagate » : Analystes, experts, médias et industrie de l’influence

Hervé Le Crosnier, le 22 avril 2008

Dans l’édition de dimanche du New York Times, un long, très long et passionnant article décrivait les méthodes du Pentagone pour manipuler les médias. Et soulignait la responsabilité des médias dans ce cadre.

Au coeur de cette nouvelle démonstration des méfaits de l’industrie de l’influence (qui regroupe la publicité, mais aussi les « public relation », l’infowar et les pouvoirs militaro-industriels) on trouve les « analystes » des médias. Une catégorie particulière : les analystes et commentateurs ne sont ni totalement journalistes liés par un code de déontologie, ni totalement propagandistes patentés dont on pourrait relier les paroles aux idéologies et aux conflits d’intérêts.

L’article du New York Times résume une enquête approfondie, une spécialité qui reste la gloire des journaux étatsuniens, et dont on aimerait tant avoir l’équivalent par ici. Cette enquête s’appuie sur l’examen de 8000 pages de documents et d’e-mails obtenus par une plainte pour déclassifier des sources. Il démontre que les "analystes militaires« des grands médias, qui viennent donner la »bonne parole", faire des conjectures et assommer le bon peuple de leur « expertise » étaient en réalité des pions au service du Pentagone d’une part et des « consultants » auprès des entreprises du complexe militaro-industriel d’autre part. A ce titre, les « analyses » et « commentaires » qu’ils délivraient sur les ondes étaient à mettre en relation avec les immenses marchés à gagner ou à perdre pour leurs commanditaires.

C’est ici le « médiagate » qui s’installe. Car, bien loin des quelques lignes éparses publiées dans la presse française sur ce sujet majeur, le NYT dénonce la complicité et l’aveuglement des médias qui avaient engagés et payaient ces analystes. Y compris le NY Times lui-même qui regrette certains éditoriaux de ces malfaisants.

Il n’y a pas de domination sans complices, et ceux qui aujourd’hui rejettent toute la faute sur « le Pentagone » cherchent en réalité à dédouaner leur responsabilité.

La « guerre psychologique » (psy-ops) est une stratégie pourtant connue, commentée, on trouve même des manuels militaires, des documents émanant du Pentagone pour la décrire. Dont ce fameux rapport "Information Operations Roadmap" signé par Donald Rumsfeld, ministre des armées de 2001 à 2006. Rédigé en 2003 et rendu public en 2006 après une demande au titre du « Freedom of Information Act » (on peut le lire à http://www.gwu.edu), ce document prévoyait de bloquer l’internet pour éviter la diffusion d’informations contradictoires. Le même Rumsfeld n’hésitait pas à menacer les médias en 2006 ("Any kind of moral and intellectual confusion about who and what is right or wrong can severely weaken the ability of free societies to persevere." The Washington Post, 30 août 2006 – http://www.washingtonpost.com)

Et pourtant, malgré cette connaissance des enjeux de la guerre psychologique et des opérations ideologiques de l’armée, les médias engageaient des « analystes », des « experts » sans se poser la question de leurs liens avec l’appareil militaire et industriel. On leur demandait de signer un simple document de « disclosure », sans enquêter sur leurs employeurs et les intérêts en conflit avec la place propagandiste déterminante qui leur est offerte.

Car ces « experts » ne sont pas ceux qui apportent des « informations », mais qui émettent le « discours » idéologique global, qui « interprètent » les événements, du haut de leurs « connaissances », en général longuement vantées auparavant par les présentateurs…

Mais qui sont ces expert(e)s ?

Ces experts, nous les connaissons aussi en France, ancien militaires spécialistes de l’armée, consultant en sécurité spécialistes de la tolérance zéro, « spécialiste » de ceci ou cela… Toujours les mêmes, faisant la tournée des rédactions, ils ou elles interviennent dès qu’il se passe un événement. On leur déroule le tapis rouge et on les laisse pérorer. Mais qui sont-ils(elles) ? Qui les paye vraiment ? quels sont les intérêts croisés entre leur domaine d’expertise, leurs sources de revenus et le discours qu’ils prononcent ? Nous ne le savons jamais… et pire, ce que semble montrer l’enquête du New York Times, c’est que les médias ne se posent pas la question. Eux si prompt à salir les militants et les activistes n’enquêtent même pas sur les « experts » qu’ils commanditent ?

Oui, c’est un véritable « médiagate » qui s’ouvre sous nos yeux. Et c’est maintenant qu’il faut porter le fer : qui sont les « experts » ? A quel degré pouvons-nous croire ce qu’ils(elles) disent ? Pourquoi sont-ce toujours les mêmes « experts », avec le même angle d’analyse ? Pourquoi n’y a-t-il jamais deux « analystes » opposés ?

La guerre qui s’est installée en Irak a été le produit des mensonges médiatiques (la fameuse affaire des « armes de destruction massive ») et des commentaires récurrents par des analystes pousse-au-crime dont les petites affaires dépendaient de leur pouvoir de conviction. C’est encore et toujours « Tintin et l’Homme à l’oreille Cassée » ! Tintin reporter, et nous sommes pourtant au 21ème siècle.

Mais que n’avez-vous encore rien dit messieurs les grands éditorialistes de nos médias hexagonaux ! Où sont vos messages pour regarder devant votre porte, examiner de près les intérêts de vos analystes extérieurs ?

Car ce qui est vraiment en jeu, c’est le basculement de l’industrie de l’information aux mains de l’industrie de l’influence.

Et ce n’est pas un mince enjeu, compte tenu des puissances inégalées des « technologies de l’information et de la communication » et des méthodes de l’influence. Le fameux « mur » entre les rédactions et les services de pub est définitivement effondré, et la "connaissance fine des usagers" transforme tout média en moyen de manipuler des lecteurs plus ou moins consentants. Nous sommes au régime de la "publicité comportementale", et nous voyons avec ce militaro-médiagate que l’influence touche tous les terrains de la vie sociale, du nucléaire à l’agriculture, de la gouvernance des villes à l’éducation, et jusqu’à la question centrale de la guerre et de la paix.

Oui Messieurs des grands médias, nous attendons votre coup de projecteur sur les conséquences de ces révélations du New York Times. Qu’allez-vous faire ? Comment allez-vous rendre public les conflits d’intérêts de vos analystes et experts ? Allez-vous chercher des experts indépendants, des universitaires dont les laboratoires ne sont pas en marché avec tel ou tel acteur du domaine d’expertise ?

Ou allez-vous à nouveau fermer les yeux ? Manier le cynisme de ceux qui savent cela depuis si longtemps… ce cynisme qui n’est aujourd’hui que le dernier rempart de celles et ceux qui ne veulent surtout rien changer.

Le cynisme n’est pas de mise : nous passons avec l’enquête du New York Times de l’hypothèse à la démonstration… et ce n’est pas rien. Nous laisserons-nous entraîner dans la prochaine guerre par ce même type d’expert et d’analyste aux intérêts croisés ? Allez-vous, allons-nous, rester complices de la désinformation et des opérations de guerre psychologique ?

Il est temps de sortir le balai et de nettoyer, car les temps qui viennent vont être difficiles. Nous avons besoin d’une information crédible. Ce n’est pas le moment de démissionner devant l’industrie de l’influence, mais celui de relever la tête.

5 Responses to “Le « médiagate » : Analystes, experts, médias et industrie de l’influence”

  • julo

    Genial, il est temps que la verité eclate !!
    Enfin l’heure est bientot arrivé !

  • Tortuga

    @ julo – C’est certain qu’il est temps que la vérité éclate. Le problème, vient des médias « traditionnels » qui se font tirer l’oreille et restent muets sur tout ce qui nous préoccupe.

  • Morpheus

    C’est précisément ce que disait déjà Haldous Huxley dans son essai  » Retour au meilleur des mondes « , en 1958 (!!!) :

     » (…) par le moyen de méthodes toujours plus efficaces de manipulation mentale, les démocraties changerons de nature. Les vieilles formes pittoresques – élections, parlements, hautes cours de justice – demeureront mais la substance sous-jacente sera une nouvelle forme de totalitarisme non violent. Toutes les appellations traditionnelles, tous les slogans consacrés resteront exactement ce qu’ils étaient aux bons vieux temps. La démocratie et la liberté seront les thèmes de toutes les émissions (…) et de tous les éditoriaux mais (…) l’oligarchie au pouvoir et son élite hautement qualifiée de soldats, de policiers, de fabricants de pensée, de manipulateurs mentaux mènera tout et tout le monde comme bon lui semblera  »

    C’est exactement où nous en sommes aujourd’hui, pratiquement mot pour mot !

  • Cathy des airs

    à l’intention de Morphéus :

    Ta citation est très, très juste ! Huxley, Orwell, nous avaient avertis il y a de cela cinquante ans, de façon visionnaire… La « science-fiction » est devenue triste réalité.
    A notre tour de retourner la prophétie ?





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