James Bamford : La NSA ment-elle sur son échec à empêcher le 11-Septembre ?

La renommée des enquêtes de James Bamford sur le monde du renseignement américain n’est plus à faire. Journaliste et auteur depuis 1982 de plusieurs livres entièrement dédiés à la fameuse National Security Agency, les liens qu’il a contribué à éclaircir entre cette agence ultra-secrète et le 11-Septembre ont fait l’objet en 2008 d’un documentaire de Scott Willis (The Spy Factory) diffusé deux ans plus tard sur Arte sous le titre de NSA, L’Agence de l’Ombre. Continuant dans cet article à poser des questions sur l’échec des renseignements américains dans les attentats du 11-Septembre, James Bamford remet en cause l’incapacité de la NSA à établir la présence de certains pirates de l’air aux États-Unis, appuyé dans ce sens par les témoignages de plusieurs lanceurs d’alerte de la NSA. 

MAJ du 8 aout 2015 : James Bamford a signalé notre traduction sur sa page Facebook.
Cet article a également été traduit par Slate.fr

 

 
Siège de la NSA à Fort Meade, dans le Maryland.
 


Appels Manqués

La NSA ment-elle sur son échec à empêcher le 11-Septembre ?

Par James Bamford, sur Foreign Policy le 21 juin 2015.

 

Le 20 mars 2000, dans le cadre d’un déplacement en Asie du Sud, le président américain Bill Clinton devait se rendre en hélicoptère dans le village extrêmement pauvre de Joypura au Bangladesh, et parler aux habitants sous un vieux banian de 150 ans. Cependant à la dernière minute, la visite a été annulée ; les agences de renseignement américaines avaient découvert un complot d’assassinat. Dans un long email, les membres londoniens du Front islamique mondial pour le djihad contre les juifs et les croisés, un groupe terroriste fondé par Oussama ben Laden, exhortait les partisans d’Al-Qaïda de « renvoyer Clinton dans un cercueil » en tirant sur l’hélico du président à l’aide d’un lance-roquette.

Le même jour où Clinton était supposé visiter Joypura, le téléphone sonna au centre des opérations de Ben Laden à Sanaa, au Yémen. Pour les spécialistes du contre-terrorisme à l’Agence nationale de sécurité (NSA) de Fort Meade, dans le Maryland, le numéro yéménite – 967-1-200-578 – était au sommet de leur liste de cible. Ils surveillaient la ligne 24/7. Mais l’agence prétend aujourd’hui qu’à l’époque, elle n’avait aucun moyen technique de savoir qui émettait l’appel. Le coupable, comme révélé plus tard, était Khalid Al-Mihdhar, un des hommes que Ben Laden avait choisis quelques mois plus tôt pour mener les prochains attentats du 11-Septembre. Il appelait de son appartement de San Diego, en Californie.

La NSA était au courant des liens entre Mihdhar et Ben Laden et avait déjà relié son nom au centre des opérations. S’ils avaient su qu’il contactait à présent le standard de Ben Laden depuis un numéro américain, le jour où était planifié un complot d’assassinat lié à Al-Qaïda, l’agence aurait pu légalement obtenir un mandat pour écouter la ligne téléphonique de San Diego. En effet, la cour fédérale chargée de la loi de surveillance des renseignements étrangers [FISA, pour Foreign Intelligence Surveillance Act, Ndt.], approuve la mise sur écoute de terroristes et d’espions présumés aux États-Unis. En surveillant les appels nationaux de Mihdhar, l’agence aurait certainement découvert des liens avec les pirates de l’air du 11-Septembre vivants sur la côte Est, Mohammed Atta inclus.

Il est probable, autrement dit, que le 11-Septembre aurait été stoppé dans son élan.

Une décennie et demie plus tard, cet appel et une demi-douzaine d’autres passés depuis l’appartement de San Diego sont au centre d’un débat houleux sur les activités de surveillance domestique de la NSA – c’est à dire la collecte des métadonnées des téléphones personnels par la NSA, ce que les administrations de George W. Bush et Barack Obama ont prétendu être autorisée par le Patriot Act de 2001. (Cette loi a expiré au mois de juin et a été remplacée par le USA Freedom Act, qui stipule que sans un mandat de la cour FISA, la NSA n’aura plus accès aux archives des métadonnées téléphoniques.)

D’après Michael Hayden, le directeur de la NSA de 1999 à 2005, l’incapacité à s’apercevoir que l’homme qui téléphonait à Sanaa se trouvait à San Diego démontre le caractère vital de la surveillance de masse pour la sécurité nationale des États-Unis. « Rien dans la nature de l’interception, rien dans le contenu de l’appel, ne nous indiquait qu’ils étaient à San Diego, » a déclaré Hayden à Frontline en 2014. « Si nous avions eu le programme de métadonnées … ces numéros à San Diego seraient apparus. »

C’est un sentiment partagé par un grand nombre de leaders nationaux, y compris par le président Obama. « Un des pirates de l’air du 11-Septembre, Khalid Al-Mihdhar, a passé un appel téléphonique de San Diego à un refuge d’Al-Qaïda bien connu au Yémen, » a-t-il dit en 2014 dans un discours au département de la Justice. « La NSA a vu cet appel, mais elle ne pouvait pas voir que l’appel venait d’un individu déjà présent aux États-Unis. Le programme de métadonnées téléphoniques sous la section 215 [du Patriot Act] a été conçu pour dresser la carte des communications des terroristes, de façon à ce que nous puissions voir le plus rapidement possible avec qui ils pouvaient être en contact. »

Mais d’après plusieurs anciens hauts fonctionnaires de la NSA, l’agence possédait en 2000 les moyens techniques de déterminer que les appels au centre des opérations de Ben Laden venaient de Californie. « Ils essaient de couvrir l’échec de la NSA, » raconte J. Kirk Wiebe, un ancien analyste principal qui a travaillé 32 ans à la NSA, jusqu’en octobre 2001. « Et je pense que ça les met mal à l’aise. »
 

* * *
 

La couverture du centre des opérations au Yémen était ce que les vétérans de la NSA appellent « en béton ». Wiebe explique : « Vous avez une cible si importante pour le système que vous ne détournez ou n’éteignez jamais un récepteur de cette fréquence ou de cette cible. » Et bien sûr, toute transmission téléphonique est automatiquement accompagnée d’informations requises pour facturer les bonnes compagnies téléphoniques. « Vous connaissez les numéros de téléphone associés, qui est en train de passer l’appel et vers qui, parce le système de facturation a besoin de ces métadonnées pour vous facturer, » pointe Wiebe. Tout ce qu’il fallait pour tracer un certains nombre d’intérêts, en somme, était l’accès aux archives ou aux technologies des compagnies de téléphone.

Au cours d’un déjeuner privé à Washington, William Binney, un ancien membre de la haute direction de la NSA en charge de l’automatisation des opérations d’écoute de l’agence à travers le monde, a détaillé le fonctionnement des interceptions. « Lorsque vous avez un numéro [en béton] comme celui-ci, il est pris en charge par de multiples sites, de manière à ce que n’importe quel appel entrant ou sortant est atteint en différents endroits et enregistré, tout d’abord, mais aussi transcrit dès que [les analystes de la NSA] ont un transcripteur disponible, » indique Binney. Le signal « peut voyager par satellite ou par câble, ou un mix des deux, » dit-il, ajoutant que les compagnies de téléphone coopérantes « le feraient apparaître directement sur nos enregistreurs. »

Au-delà des écoutes de signaux satellites depuis des paraboles au sol, la NSA était également capable de rentrer à l’intérieur même des satellites, souvent au travers d’accords secrets avec le personnel des compagnies de télécommunications et parfois sans que la direction en soit informée. Grâce à l’accès aux satellites, la NSA pouvait choisir les pays, les villes, et les numéros de téléphone de son choix, les intercepter et transmettre secrètement les informations à une installation de l’agence.

Selon un autre vétéran de haut rang à la NSA qui a demandé à ne pas être cité, Inmarsat, une société de télécommunications par satellite dont Ben Laden avait utilisé les services pour communiquer avec des contacts depuis l’Afghanistan, faisait partie des entreprises avec lesquelles l’agence avait des relations. « C’est Inmarsat, nom de Dieu. Nous avons certains arrangements, » fait remarquer l’ancien employé de la NSA, précisant que l’installation était similaire à Prism, le programme de la NSA au sein duquel elle coopérait avec d’importantes sociétés internet, tel que Google et Yahoo, afin de collecter les données des utilisateurs.

La NSA, selon cette source, était aussi capable d’écouter discrètement un autre système satellite d’importance : Thuraya. Basé aux Émirats arabes unis, Thuraya fourni la couverture des téléphones portables dans plus de 160 pays à travers l’Europe, l’Afrique, l’Asie et le Moyen-Orient. Cette compagnie, comme la plupart des autres dans son genre, crypte les signaux de communications lorsqu’ils sont envoyés vers le satellite, puis lorsqu’ils redescendent vers une station au sol ; cependant, la NSA avait cassé le chiffrement. « Notre secret était que le système Thuraya avait été violé depuis longtemps – un profond secret d’État, » raconte la source. « Nous pouvions régulièrement intercepter [les transmissions satellites] à notre bon vouloir. Nous pouvions choisir n’importe quel numéro qui était composé entrant ou sortant … [et] littéralement écouter n’importe quelle conversation en direct ou en différé… . Briser les systèmes de communications satellites faisait partie des choses dans lesquelles la NSA était passée maître. »

La NSA, en d’autres termes, était capable de surveiller tous les appels entrant et sortant du centre des opérations d’Al-Qaïda au Yémen – inclus les 221 appels venus du téléphone de Ben Laden en Afghanistan.
 

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Après le 11-Septembre, Thomas Drake, un membre de la haute direction de la NSA, fut chargé, lors d’une audition à huis clos, de fournir un compte-rendu à un sous-comité du Sénat sur ce que savait l’agence au moment des attentats. Dans sa recherche, Drake a découvert la transcription des appels de Mihdhar au centre des opérations de Sanaa. « Nous avions essentiellement une couverture en béton de ce refuge depuis au moins 1996… . Les gens ne réalisent pas à quel point la NSA avait vraiment connaissance du réseau, » m’a-t-il raconté au cours d’un récent dîner. « Quelques uns des meilleurs analystes, formés de manière traditionnelle, en avaient essentiellement reconstitué un assez bon portrait au début de 2001, » Drake a-t-il ajouté. (Il a quitté l’agence en 2007 et fut accusé plus tard d’avoir fait fuiter des documents de la NSA au Baltimore Sun. Ces accusations ont été finalement rejetées ; j’ai fait partie de l’équipe de sa défense.)

Quand Drake a entendu le démenti de Hayden sur les capacités techniques dont disposait la NSA pour déterminer qu’Al-Mihdhar téléphonait depuis San Diego, il fut en complet désaccord. « Ce n’est pas vrai. C’est un mensonge absolu, » a-t-il dit. « Tous les numéros qui arrivent à ce standard, si vous avez une couverture en béton sur ce standard, vous savez exactement quel est ce numéro et d’où il vient… . Vous savez exactement – sinon il ne peut pas arriver jusque-là. »

Un autre problème, selon Drake, était qu’avant les attentats du 11-Septembre, la NSA n’a pas partagé ce qu’elle savait avec d’autres agences du renseignement fédéral – et elle a cherché à dissimuler sa négligence après coup. Drake avait mis cela dans son rapport pour le sous-comité, a-t-il dit, mais le document fut rejeté par son patron à la NSA, lequel l’a écarté par la suite de la liste des participants aux auditions.

La confirmation de ce que Drake a découvert vient de Michael Scheuer, qui dirigea [jusqu'en 1998, Ndt.] la section Ben Laden à la CIA avant le 11-Septembre. Il savait que la NSA avait réussi à développer une couverture en béton du centre des opérations d’Al-Qaïda au Yémen, mais qu’elle refusait de partager les renseignements bruts avec son agence. « Les appels par Inmarsat étaient très important, » a-t-il affirmé, « et nous le savions car la NSA nous l’avait dit … non seulement dans la période de préparation du 11-Septembre, mais aussi pour les attentats en Afrique de l’Est [en 1998] et en d’autres lieux. »

En désespoir de cause, selon Scheuer, la CIA a construit sa propre antenne satellite au Moyen-Orient afin d’intercepter les appels. « A la longue, la CIA a édifié ses propres moyens de collecte, mais nous ne pouvions recueillir qu’un côté de la conversation – Je ne me souviens plus si c’était le côté montant vers le satellite ou le côté descendant. » Après avoir amassé et traduit sa partie des informations, la CIA a demandé la partie restante des renseignements à la NSA « afin de nous permettre de mieux les comprendre, » a-t-il dit. « Mais nous ne l’avons jamais obtenu. »

« Nous avons envoyé environ 250 messages électroniques … et jamais aucun d’entre eux n’a été suivi d’une réponse, » assure-t-il. Pour ne pas arranger les choses, la NSA n’a pas non plus partagé ces informations avec le FBI, selon la Commission du 11-Septembre.
 

* * *
 

Dans une agence remplie de secrets, l’incapacité de la NSA à détecter le complot du 11-Septembre ou à aider les autres agences dans ce sens est probablement le plus profond et le plus sombre [de ces secrets]. Depuis des années, au lieu de révéler la vraie nature de cette bévue, l’agence a propagé la fable selon laquelle elle a manqué l’appel de San Diego en 2000 pour des raisons techniques. Par la suite, les administrations Bush et Obama ont mis en place ce qui équivaut à une surveillance renforcée des activités téléphoniques des Américains pendant plus d’une décennie.

L’opération de dragage des métadonnées, finalement déclarée illégale cette année par une cour d’appel fédérale, était sans doute le programme de surveillance domestique le plus vaste et le plus secret jamais entrepris. Pourtant, le public n’en a pris conscience que grâce aux informations livrées par Edward Snowden. Aujourd’hui, d’autres lanceurs d’alertes de la NSA affirment que ce programme était basé sur un mensonge. Ils demandent aussi des réponses à des questions difficiles : Comment certains numéro de téléphone de cette importance ont-ils pu échapper à la surveillance – ou est-ce vraiment le cas ? Et pourquoi la NSA a-t-elle refusé de partager avec la CIA et le FBI le détail complet de ce qu’elle collectait du centre des opérations de Ben Laden au Yémen ?

Quatorze ans après les attentats du 11-Septembre, il serait temps que la NSA et la Maison Blanche révèlent ce qui s’est réellement passé – et remplacent, une bonne fois pour toute, la fiction et les mensonges par les faits et la vérité.

 

Traduction : Sébastien pour ReOpen911-News



NSA, L’Agence de l’Ombre (The Spy Factory)
 

Un film écrit par James Bamford et réalisé par Scott Willis dans le cadre de la série NOVA diffusée sur PBS.


 
 



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2 Responses to “James Bamford : La NSA ment-elle sur son échec à empêcher le 11-Septembre ?”

  • Kikujitoh

    Très bon article, merci pour la traduction.

  • Phrygane

    La NSA aurait manqué de capacités techniques pour situer un terroriste appelant depuis le sol américain…

    On nous prend évidemment pour des billes.

    Mais combien d’Américains vautrés devant leur télé seraient-ils prêts à envisager que l’Etat les trahit, plutôt que de croire « logiquement » en la thèse d’un « méchant » étranger à la « culture » américaine et très « malin » (du nom que l’on donne au diable) ?

    Par contre l’échec économique de l’ultra-libéralisme, qui plonge tout l’Occident dans une pseudo-récession, avec un chômage chronique et un appauvrissement généralisé (sauf pour les « élites ») décrédibilise plus sûrement l’Etat US hyper endetté que les théories du complot.

    Surtout que la mondialisation ultra-libérale n’a fait qu’enrichir la Chine communiste…

    Du point de vue du pouvoir d’achat, çà c’est une trahison.

    N’importe quel Américain peut le comprendre et demander des comptes aux théoriciens anglo-saxons de l’Economie globale.

    Le reste suivra

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