«On se sert du terrorisme pour faire peur et pour restreindre les libertés fondamentales»

Article publié sur horizons et debats

La politique devient toujours plus cynique et amorale

Guerre contre le terrorisme

Interview de Dick F. Marty, conseiller aux Etats

Horizons et débats: La Résolution de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) à propos de votre rapport sur les listes noires de personnes et de groupements soupçonnés de terrorisme est sans ambiguïté. A une majorité écrasante, elle demande que ces listes soient revues car elles violent les droits de l’homme et remettent en question la crédibilité de l’ONU et de l’UE.

Que pensez-vous du résultat du vote?

Dick F. Marty: Le vote quasi unanime m’a fort surpris, car le texte est très critique et n’est certes pas un document de compromis. De très nombreux députés ne connaissaient pas dans le détail le mécanisme pervers des listes noires et ont été très choqués en le découvrant. Le fait que sur ces listes il y ait presque exclusivement des musulmans est vraisemblablement la cause de ce peu d’intérêt.

Il ressort du communiqué de presse que même les membres du Comité qui décide de l’inscription d’une personne sur une de ces listes n’en connaissent pas toutes les raisons. Qui est à l’origine de ces listes et qui demande d’y inscrire quelqu’un?

Ces listes ont été introduites en 1999 et développées surtout après le 11-Septembre. Ce sont les Etats qui demandent l’inscription sur la liste sur la base d’informations qualifiées de «confidentielles» et communiquées au comité des sanctions du Conseil de Sécurité ou du Conseil des Ministres de l’UE dans des termes très vagues. La règle est que les représentants des autres Etats ne formulent aucune objection, de sorte que la véritable décision appartient à l’Etat demandeur. Aucun mécanisme sérieux et indépendant de contrôle n’est en réalité prévu.

Sur la base de quels principes juridiques inscrit-on quelqu’un sur une de ces listes?

La possibilité de prendre des sanctions est prévue par la Charte des Nations Unies et celles-ci sont décidées par le Conseil de Sécurité. Contre ses sanctions, il n’y a aucun moyen de recours. Même le droit d’être entendu n’est pas reconnu. Si quelqu’un fait l’objet de sanctions qui par la suite se révèlent injustifiées, aucun droit à une indemnisation n’est prévu. En fait, ces listes noires sont le fruit de la même philosophie que celle qui est à la base des «extraordinary renditions»: il s’agit finalement d’une guerre et les règles et les garanties de l’Etat de droit ne sont pas valables dans ce genre de conflit; telle est la position des USA qui a été acceptée tacitement par les gouvernements européens. Ce choix stratégique n’a aucune légitimité démocratique et n’a jamais été soumis à aucun parlement européen. Ce qui est particulièrement inacceptable, c’est que ces sanctions, qui restreignent gravement les droits fondamentaux, sont prises en dehors de tout contrôle démocratique, mais toutes les autorités démocratiques sont tenues de les appliquer. Avec ce mécanisme, il est très aisé de restreindre, voire d’abolir la liberté de tout un chacun.

Comment se fait-il que les autres pays utilisent ces listes que vous et l’APCE qualifiez de contraires aux droits de l’homme?

Les Etats se réfugient derrière un argument juridique très formaliste: il s’agit du droit international de l’ONU et nous sommes tenus de l’appliquer. C’est ce qu’a dit, par exemple, le Tribunal fédéral suisse dans l’affaire Nada; l’absurdité du cas n’a cependant pas échappé aux juges qui, dans ce même jugement, demandent au Conseil fédéral d’intervenir politiquement à New York pour que Nada soit rayé de la liste. A mon avis, les juges auraient dû clairement établir que ces sanctions sont contraires à notre «ordre public» et ne doivent pas être appliquées; en effet elles ignorent toutes les garanties fondamentales reconnues par tout Etat fondé sur le droit même aux pires criminels.

Quelles vont être les conséquences de cette décision de l’APCE?

Certainement une prise de conscience et une opposition grandissante à ce système. Mais les gouvernements ne vont pas s’opposer à l’administration américaine, qui est la véritable inspiratrice de ces mesures, pour quelques centaines de musulmans! J’espère que la Cour de Strasbourg prendra position très clairement sur la base de la Convention européenne des droits de l’homme.

Que faut-il faire pour donner du poids à cette Résolution? Que doivent faire les politiques?

La politique devient toujours plus cynique et amorale. On se sert du terrorisme pour faire peur et pour restreindre les libertés fondamentales. Le terrorisme est indiscutablement une menace sérieuse et doit être combattu. On peut et on doit le faire avec des moyens rigoureux mais respectueux de nos principes fondamentaux. La peur du terrorisme est très payante du point de vue de la popularité. On met beaucoup moins d’énergie à combattre d’autres menaces encore plus graves et qui font plus de victimes: la traite des êtres humains, le trafic de drogue international, le trafic d’armes et la corruption (la menace la plus grave pour nos systèmes démocratiques); mais voilà, dans ces domaines, il y a des intérêts énormes et la politique est beaucoup plus réticente à intervenir. Même contre le terrorisme les intérêts économiques ont la priorité: c’est ce qui a induit Blair et Sarkozy à traiter Kadhafi comme un grand ami; sans une parole pour les victimes de Lockerbie… •

 

Les listes noires violent les droits de l’homme

Communiqué de presse

L’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) considère que les procédures employées par le Conseil de Sécurité des Nations Unies (CSNU) et l’UE pour inscrire sur liste noire des personnes et des groupes soupçonnés d’avoir des liens avec le terrorisme bafouent les droits fondamentaux individuels et sont «totalement arbitraires».

Par conséquent, les parlementaires ont demandé son réexamen «dans l’intérêt de la crédibilité de la lutte internationale contre le terrorisme».
«L’injustice est la meilleure alliée du terrorisme. Il faut la combattre aussi», a souligné le rapporteur Dick Marty (Suisse, ADLE), en ouvrant le débat. Son texte signale qu’il y a quelque 370 personnes dans le monde qui ont actuellement leurs avoirs gelés et qui ne peuvent voyager car elles ont été inscrites sur une liste noire par le CSNU. Une soixantaine d›entités figureraient sur une autre liste noire de l’UE. Ces sanctions peuvent être imposées «sur la base de simples soupçons». Cette situation «est déplorable et viole les droits de l’homme et les libertés fondamentales».
«Même les membres du comité chargé de décider l’inscription d’une personne sur liste noire ne connaissent pas tous les motifs à l’origine du dépôt de la demande d’inscription. La personne ou l’entité concernée n’est le plus souvent ni avisée de cette demande, ni entendue, ni même parfois informée de la décision prise – jusqu’à ce qu’elle tente de passer une frontière ou d’utiliser un compte bancaire. Aucune mesure ne prévoit de réexamen indépendant des décisions prises.»
Une telle procédure est «indigne» d’institutions internationales comme l’ONU et l’UE et fragilise la légitimité de «sanctions ciblées» dans la lutte contre le terrorisme, ont souligné les parlementaires. Or, les Etats qui sont contraints d’exécuter ces sanctions, risquent de violer les obligations qui leur incombent au titre de la Convention européenne des Droits de l’Homme.

Source: Communiqué de presse de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe
du 23/1/08

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