Pourquoi le Pakistan ne peut pas relâcher l’homme qui se fait appeler Raymond Davis

Le début de crise diplomatique entre le Pakistan et les USA suite à l’arrestation à Lahore de l’agent secret américain Raymond Davis va-t-il permettre de dévoiler des aspects jusque-là bien cachés de l’implication de la CIA dans ce pays et de ses liens avec certains groupes armés proches d’al-Qaïda et des Taliban, voire avec des attentats récents ? C’est ce que voudrait absolument éviter Barack Obama qui multiplie les contacts à haut niveau pour que soit exfiltré ce mercenaire devenu extrêmement génant vu la nature de ses activités au Pakistan. En effet, selon les documents retrouvés sur lui ou à son domicile, Davis semblait avoir pour mission de repérer certains sites pour de futurs bombardements alliés à l’aide de drones. L’idée de lui accorder l’immunité diplomatique semble être l’une des seules voies de sortie pour les USA, mais pourrait avoir, selon l’auteur de cet article,  des effets incontrôlables au vu de la colère que suscite cette affaire parmi la jeunesse, les commerçants, et dans l’ensemble de la population pakistanaise.

L’agent de la CIA "Raymond Davis" arrêté au Pakistan
pour un double meurtre en pleine rue

 


 

Pourquoi le Pakistan ne peut pas relâcher l’homme qui se fait appeler Raymond Davis (This Can’t Be Happening)

Shaukat QADIR(*), en exclusivité pour « This Can’t Be Happening(**) » le 19 février 2011

Repris par Le Grand Soir le 6 mars 2011, traduction Traduction C.L. http://lesgrossesorchadeslesamplesthalameges.skynetblogs.be/

À l’heure qu’il est, les journalistes (sauf aux États-Unis) sont arrivés à la conclusion qu’il y a beaucoup plus, infiniment plus, dans l’affaire Raymond Davis que ce qui n’en a été révélé par les autorités américaines ou pakistanaises. Que celui-ci ait été engagé dans des activités contre l’état pakistanais et que les deux jeunes hommes qu’il a tués aient été des agents de la sécurité nationale occupés à le filer sont des faits désormais acceptés.

Les États-Unis, qui n’ont jamais été renommés pour leur diplomatie (The Ugly American, qui a fait ressortir cette caractéristique il y a plus d’un demi-siècle, est devenu un best-seller et un film à succès, avec Marlon Brando pour vedette), semblent découvrir des profondeurs d’intensité nouvelles dans leur diplomatie coercitive à force armée. Le simple fait que rien moins que le président Obama en personne ait demandé que l’immunité soit accordée à ce personnage subalterne démontre bien à quel point les États-Unis sont anxieux de le faire sortir du Pakistan, c’est-à-dire de le soustraire aux tribunaux pakistanais.

Un journaliste occidental a qualifié cet incident de « plus gros fiasco des services d’espionnage US depuis l’affaire de l’U2 abattu par les Soviétiques en 1962 » (qui avait, par coïncidence, décollé de Peshawar, NdT). Il est évident que ce que les Américains redoutent, c’est que s’il était jugé au Pakistan et condamné à une longue peine d’emprisonnement, voire à une sentence de mort, Davis puisse manger le morceau, ce qui ferait pâlir les cables Wikileaks jusqu’à l’insignifiance.

Ceci est une raison plus que suffisante pour que le Pakistan refuse de le remettre aux Américains, mais le problème, pour le Pakistan, ne se limite pas à cette donnée simple. Avant d’en venir à ce qui est réellement en jeu, quelques bourdes, risibles jusqu’au grotesque, commises par l’Ambassade US au Pakistan, méritent d’être narrées, d’autant que je suis bien sûr qu’elles ne le seront pas par les médias des États-Unis. Elles révèlent mieux qu’un long discours le degré de désespoir auquel sont réduites les autorités de ce pays.

Le 25 janvier 2011, juste deux jours avant que Davis tire sur les deux jeunes Pakistanais et les tue, l’ambassade des États-Unis avait soumis, au Ministère des Affaires Étrangères, une liste de son personnel diplomatique et non-diplomatique en poste au Pakistan, comme toutes les ambassades sont tenues de le faire annuellement. Cette liste comportait 48 noms. Celui de Raymond Davis n’y figurait pas. Le lendemain du jour où Davis a tué les deux Pakistanais, l’ambassade US a subitement soumis, au même Ministère des Affaires Étrangères, une liste « révisée » sur laquelle le nom de Raymond Davis avait été ajouté.

Quand la police pakistanaise a arrêté Davis le 27 janvier, il avait sur lui un passeport américain ordinaire, muni d’un visa pakistanais ordinaire, délivré par l’ambassade du Pakistan à Washington. Le 28 janvier, un membre du personnel du consulat US a demandé à la police pakistanaise d’échanger le passeport en possession de Davis contre un autre. Le nouveau passeport présenté aux policiers était un passeport diplomatique, portant un visa daté de quelque part en 2009, le cachet validant le visa avait été apposé à Islamabad par le Ministère des Affaires Étrangères.

Le ridicule a tourné à la farce, quand le procureur représentant le gouvernement du Punjab a produit au titre de preuves, devant la Haute Cour de Lahore, deux lettres de l’ambassade US adressées au gouvernement du Punjab par l’intermédiaire du Ministère des Affaires étrangères. La première lettre, datée du 27 janvier, disait : « Davis est un employé du Consulat Général US à Lahore, et il possède un passeport diplomatique ». La seconde, datée du 3 février, disait : « Davis est un membre du personnel administratif et technique de l’ambassade US d’Islamabad » ! Admirons à quel point les Américains prennent les Pakistanais pour des jobards.

Avant d’en venir aux implications politiques pour le Pakistan, si l’immunité est accordée à Davis, il est important d’examiner quelques empêchements nationaux sans lesquels il n’aurait jamais été incarcéré.

Asif Ali Zardari (veuf de Benazir Bhutto ; co-président du PPP-Parti du Peuple Pakistanais affilié à l’Internationale socialiste ; président de la République, NdT) peut jouir, sur le plan national, du pouvoir d’un président, mais si les États-Unis lui disaient de sauter, il demanderait « à quelle hauteur ? », et s’ils lui disaient de se courber, il demanderait « jusqu’où ? ». Si Davis avait commis ses deux meurtres à Islamabad, sous juridiction fédérale, il se serait envolé du pays dans les heures suivantes, avant qu’aucune colère publique n’ait eu le temps de se développer. Mais il a tué ses victimes à Lahore, sous juridiction du gouvernement du Punjab, lequel est constitué d’élus du PML-N (Pakistan Muslim League-Nawaz, NdT), qui est le principal parti d’opposition à Zardari.

Malgré des demandes répétées et nombreuses de l’ambassade US et du gouvernement fédéral, le gouvernement du Punjab est resté ferme sur ses positions et à même refusé à Davis le confort normalement accordé aux prisonniers politiques. Davis est incarcéré dans les mêmes conditions que n’importe quel criminel de droit commun pakistanais, dans la prison dont la réputation n’est plus à faire de Kot Lapkat, à Lahore (bien qu’il soit séparé de la population générale de la prison pour sa propre sécurité).

Il y a aussi le judiciaire supérieur, autrement dit la Cour Suprême, qui a retroussé ses manches et qui attend Davis, plus que déterminée à ce que justice soit faite, et tant pis pour ce que veut Zardari. Entretemps, Davis a déjà été présenté à la Haute Cour de Lahore, qui a ordonné la prolongation de sa détention préventive pour les besoins de l’instruction. C’est pourquoi, même en supposant que la Haute Cour de Lahore puisse être intimidée, le renvoi du prévenu devant la Cour Suprême est inévitable.

Enfin, il y a le Pentagone pakistanais, c’est-à-dire le Haut Quartier Général des Forces Armées, plus connu sous le sigle HQG. Dès lors qu’il est reconnu que Davis s’est rendu coupable d’activités anti-pakistanaises(***) et a tué deux membres des services secrets du pays, probablement de l’ISI (Inter-Service Intelligence), le Haut Quartier Général des Forces Armées aura son mot à dire dans ce qu’il adviendra de lui. C’est pourquoi Zardari, quel que soit son désir de complaire aux Américains, peut se retrouver avec les jarrets coupés.

La loi pakistanaise comporte une clause dite du « Prix du Sang », qui autorise les plus proches parents d’une victime à pardonner à son meurtrier devant la justice et à accepter une compensation financière (c’est la même disposition qui existe en Iran, dont il a été question à propos de l’affaire Sakineh, NdT). En dépit des pressions très fortes exercées sur les familles des deux infortunées victimes Zeesham et Faheem, celles-ci ont unanimement refusé d’accepter le prix du sang. En fait, la colère générale est si grande que deux riches hommes d’affaires les ont publiquement pressées de ne pas céder, s’offrant à leur verser n’importe quelle somme qui serait proposée par les États-Unis.

Des rumeurs ayant couru selon lesquelles les USA pourraient « arranger le coup » en offrant d’échanger Davis contre Aafiya Siddique, la scientifique pakistanaise condamnée aux USA pour « tentative de meurtre sur deux interrogateurs » en train de purger une peine très controversée de 86 ans de prison, la famille Siddique a refusé qu’Aafiya lui soit rendue à ce prix ; elle a même, par l’intermédiaire des journaux nationaux, insisté auprès du gouvernement du Punjab pour qu’il ne relâche Davis sous aucun prétexte.

Étant donné tout ce qui précède, je doute personnellement qu’il soit fait droit à la demande d’octroi de l’immunité diplomatique. Mais si, par extraordinaire, cette demande est accordée, quelles en seront les conséquences politiques ?

C’est la question à un million de dollars.

Les Tehreek-e-Taliban du Pakistan (TTP), connus des médias US comme « Talibans du Pakistan », ont publié une mise en garde à l’intention du gouvernement pakistanais, le prévenant, si Davis est relâché, de sinistres conséquences. Entendons qu’attentats-suicides, meurtres et chaos généralisé suivraient immédiatement cette libération. Les cibles des meurtres pourraient être les juges impliqués dans la décision.

La jeunesse du Pakistan qui, à mes yeux, s’est hissée sur un piédestal pendant les inondations de l’an dernier – lorsque jeunes gens et jeunes filles ont, par centaines de milliers, fait fi des tabous sociaux (et parfois d’interdictions parentales), en passant de nombreuses nuits sans rentrer chez eux, pour venir en aide aux sinistrés, et fait ainsi preuve de tant de courage, de détermination, de chaleur et de patriotisme – vient resserrer les rangs sur cette affaire.

On trouve aujourd’hui ces jeunes en foules sur le web, exhortant le gouvernement pakistanais à résister aux pressions américaines et à refuser l’immunité diplomatique au tueur, à refuser aussi l’aide des États-Unis (pour les victimes des inondations, NdT), s’engageant à collecter, auprès du public pakistanais et à l’étranger, les aides nécessaires, comme à y consacrer leurs propres ressources, si les États-Unis en viennent à couper les vivres humanitaires. Ils jurent, si l’immunité est accordée, qu’un mouvement des jeunes d’une ampleur sans précédent sera lancé, à l’instar de la Longue Marche historique de mars 2009 (pour le rétablissement des juges destitués par l’ancien président Pervez Mousharraf, NdT). Ils disent qu’ils auraient pu renverser le gouvernement P.P.P. et ne se sont arrêtés que parce que leurs exigences ont été prises en compte, mais que, cette fois, ils iront jusqu’au bout.

Il ne s’agit d’ailleurs pas que des jeunes : les commerçants, chauffeurs de taxi, vendeurs et travailleurs de toutes sortes avec qui j’ai pu parler sont unanimes à dire qu’ils se lèveront pour manifester et renverser le gouvernement si l’immunité est accordée à Davis.

Quand a commencé la révolution du peuple égyptien, j’ai expliqué à de nombreux amis, d’ici et de l’étranger, pourquoi elle avait très peu de chances de s’étendre au Pakistan. Mais si on accorde l’immunité à Davis, les événements pourraient bien me donner tort. Pas plus au Pakistan qu’en Égypte, on n’imagine que le HQG des Forces Armées fasse tirer sur les manifestants. La chute du gouvernement PPP, en revanche, serait le moindre de ses soucis.

Malgré l’augmentation de ce qui n’était qu’un nombre infinitésimal d’extrémistes islamiques, j’ai toujours soutenu avec vigueur qu’il n’y avait, dans un futur proche, aucun danger de voir des forces islamiques prendre le pouvoir au Pakistan. J’ai, à ce sujet, fréquemment invoqué le soutien unanime accordé aux forces militaires qui emploient la force contre les TTP, soutien qui ne s’est jamais démenti malgré les attentats-suicides. Au contraire, chaque attentat-suicide augmente la détermination du peuple à combattre les terroristes.

Davis pourrait changer tout cela. Lui accorder l’immunité est, à mon avis, le seul acte capable de provoquer, et de servir d’excuse à une prise du pouvoir par l’islam militant.Donc, marchez sur des oeufs, M. Obama ! Vous avez déjà commis l’erreur de créer des troubles au Pakistan, en utilisant Raymond Davis ou quel que soit son nom, et des gens de son acabit pour y semer le chaos, et vous vous êtes fait prendre les doigts dans la confiture. Sachez qu’en essayant d’éviter les retombées d’une grosse balourdise, vous pourriez bien en commettre une autre de proportions infiniment plus désastreuses – une autre qui aurait des répercussions dans le reste du monde. Vous pourriez provoquer vous-même la concrétisation de votre pire cauchemar : un Pakistan nucléarisé aux mains de forces religieuses extrémistes.

Cela peut encore ne pas se produire, mais la voie que vous suivez est de celles qui conduisent tout droit à ce que le cauchemar devienne réalité.

Shaukat Qadir

Le 19 février 2011 – En exclusivité pour « This Can’t Be Happening »

Notes du traducteur et de ReOpenNews :

(*) Shaukat Qadir est un brigadier de l’armée pakistanaise à la retraite depuis 1999. Il a fondé et vice-préside un think tank. Il enseigne et se consacre à l’étude de divers sujets, dont le journalisme.Il a été un correspondant régulier de feu le Far East

(**) This Can’t Be Happening est une net-agence collective d’informations US créée en opposition aux médias dominants. Ses animateurs sont le journaliste David Lindorff et trois confrères qui l’ont rejoint en 2010.

(***) L’enquête révèle des liens entre Davis et les attaques par drones. Des sources ont révélé qu’un « chip » du GPS de Davis était utilisé pour identifier des cibles à attaquer par drones dans les régions tribales (cibles qui comprenaient des bâtiments de l’armée et des mosquées en milieux urbains, NdT) Davis gérait-il un programme d’attaques par drones au (contre le) Pakistan ?

 


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