Peter Dale Scott : Ces noms que l’on retrouve le long de la Route vers le Nouveau Désordre Mondial

Quel peut être le rapport entre la prise d’otages de diplomates américains à Téhéran en 1979, le scandale Iran-Contra qui éclata en 1986, et le 11 septembre 2001 ? Rappelons brièvement qu’au lendemain de la destitution du Shah d’Iran et de l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeini, des employés de l’ambassade US de Téhéran furent pris en otage par les étudiants  islamiques, et ne furent libérés que 444 jours plus tard, et plus exactement le jour même de l’investiture du républicain Ronald Reagan à la présidence des Etats-Unis, le 20 janvier 1981. La coïncidence fut pour le moins curieuse, mais ce qui est plus curieux encore, c’est de constater que certains noms liés à cette affaire, et à celle des ventes d’armes à l’Iran qui servaient à financer les rebelles Contras du Honduras – appelée Irangate(*), ou Iran-Contra -, sont bien connus de ceux qui s’intéressent au 11-Septembre. On y retrouve les noms de George Bush père, mais aussi celui du très influent néoconservateur Richard Perle[1],  ou encore Zbigniew Brzeziński[2] l’actuel conseiller aux affaires étrangères de Barack Obama, qui occupait déjà le poste de conseiller à la Sécurité nationale sous Jimmy Carter, ou celui de Lee Hamilton[3] qui co-présida en 2004 la Commission d’enquête sur le 11/9, ou encore le nom d’une banque qui revient souvent dans les affaires de terrorisme, la Bank of Credit and Commerce International ou BCCI[4].

C’est tout l’esprit de cet extrait tiré du livre passionnant du  docteur en sciences politiques et militant des Droits de l’Homme, Peter Dale Scott. Dans cet ouvrage, l’auteur décrit précisément la façon dont certaines décisions "para-politiques" furent menées par de petites factions au sein même de l’administration et des services secrets états-uniens – ce qu’il appelle l’État profond -, au détriment de la société civile et démocratique, et comment ces décisions ont influé sur les événements qui ont conduit au 11-Septembre, et aux guerres qui s’en sont suivies.

  

L’écrivain canadien Peter Dale Scott

 


 

Casey, Bush, et la contre-surprise républicaine

Extrait de "La Route vers le Nouveau Désordre Mondial", pp.146-150

Afin de comprendre le cheminement qui nous mena au 11-Septembre, il est nécessaire de revenir de nouveau sur un épisode presque oublié de l’histoire politique des États-Unis : les négociations des Républicains avec des fondamentalistes musulmans dans le but d’empêcher Carter de négocier avec succès le retour des otages US retenus dans l’ambassade des États-Unis à Téhéran. Ces contacts illicites générèrent, de manière confidentielle, des partenariats qui unirent au moins deux politiciens républicains de premier plan, William Casey et George H.W. Bush, avec d’improbables co-conspirateurs venant d’Iran, d’Israël, et de la scandaleuse Bank of Credit and Commerce International (BCCI).

Cette liaison clandestine engendra entre Israël et l’Iran une circulation d’armes fabriquées aux États-Unis et négociée par la BCCI. Ces arrangements, qui ne pouvaient pas être admis, demeurèrent secrets jusqu’à leur révélation en 1986 dans le scandale Iran-Contra. Dès cette époque, ils ont également généré la dépendance des États-Unis envers la BCCI, une banque de blanchiment d’argent de la drogue, afin de mener à bien les ventes d’armes US en Afghanistan. Ils impliquèrent également l’investissement financier personnel des deux George Bush – père et fils – dans un groupe d’investisseurs saoudiens connectés à la BCCI qui ont été accusés de financer Oussama ben Laden. Ainsi, quelques-uns des étranges événements entourant et menant au 11-Septembre ne peuvent être compris qu’à la lumière de cette connexion entre le Texas et l’Arabie saoudite. La permission accordée à des membres de la famille ben Laden de quitter par avion les États-Unis dans les jours qui suivirent les attentats du 11-Septembre [alors que l’espace aérien était fermé] en est un exemple célèbre.34

Cependant, il a été peu remarqué que l’influence conséquente des néoconservateurs de l’American Enterprise Institute dans les deux administrations Bush père et fils remonte également au moment des intrigues relatives à la contre-surprise républicaine de 1980. Une section du rapport de 1993 jamais publié, intitulé House October Surprise Task Force Report (Rapport de la Commission d’Études de la Chambre des Représentants sur la Surprise d’Octobre) révéla que l’équipe de campagne Reagan-Bush créa « un groupe stratégique, connu sous le nom d’‘October Surprise Group.’ » Les dix membres de ce groupe incluaient Laurence Silberman de l’AEI ; quant à Fred Iklé, Michael Ledeen et Richard Perle (tous les trois de l’AEI), ils « participèrent également aux réunions même s’ils n’étaient pas considérés comme étant des membres [de ce groupe] ».35 Ledeen, une figure clé dans le scandale de l’Iran-Contra, a été depuis les années 1990 un militant prééminent de l’invasion des États-Unis en Irak aussi bien qu’en Iran.

En 2005, Silberman codirigea la commission qui exonéra le Président George W. Bush de toute responsabilité pour les fausses allégations liant l’Irak aux armes de destruction massive. Le rapport de cette commission, qualifié par de nombreux analystes de blanchiment, fut glorifié dans le National Review par Ledeen.36 Pour faire court, les liens familiaux intimes que la famille Bush a entretenus avec des banquiers pro-musulmans aussi bien qu’avec des politiciens pro-israéliens peuvent être datés de la contre-surprise républicaine de 1980, en partie négociée avec des musulmans fondamentalistes. Des individus qui ont à un moment donné collaboré secrètement à un crime pouvant déclencher une procédure d’impeachment, voire un jugement pour trahison, ne peuvent se permettre d’oublier leurs co-conspirateurs.

Au cours de l’année 1980, des négociations furent engagées par les États-Unis avec les Iraniens en vue du retour des otages américains. Les premières, officielles et donc démocratiques, furent qualifiées le 2 octobre 1980 de « surprise d’octobre » par G.H.W. Bush, le candidat à la vice-présidence.37 En parallèle, et surtout en compétition, se tinrent d’autres négociations, républicaines et potentiellement illégales, destinées à retarder le retour des otages jusqu’à l’inauguration de Reagan en 1981.

La « contre-surprise républicaine » (souvent appelée elle aussi, à tort, la « surprise d’octobre ») eut un précédent : les tractations secrètes de Nixon avec le Président vietnamien Nguyen Van Thieu en 1968, destinées à repousser après l’élection présidentielle la « surprise d’octobre » du Président Johnson – à savoir ses espoirs d’engager des pourparlers de paix avec le Vietnam.38
Il est en effet à présent certain que Nixon, agissant par l’entremise de son intermédiaire Anna Chennault, persuada le chef du régime de Saigon de ne pas participer [à des pourparlers de paix] avant qu’il soit élu.39 (Son action, consistant à interférer dans une négociation diplomatique majeure, a été qualifiée d’illégale – dans ce cas par les Démocrates.40) En agissant ainsi, Nixon contribua certes à assurer son élection, mais il fut également responsable des pertes ultérieures en vies états-uniennes et vietnamiennes occasionnées par l’extension infructueuse de la guerre du Vietnam. Ainsi, les actions de Bush père et de Casey en octobre 1980 eurent des antécédents. Et pourtant, dans une certaine mesure, ils furent sans précédent. En effet, en 1968, Nixon négociait de manière privée avec Nguyen Van Thieu, un client et un allié des États-Unis. En 1980, Casey était, lui, en négociation avec les représentants d’un pays que le Président Carter avait désigné comme ennemi. C’est pourquoi Gary Sick parla d’un « coup d’État politique » dans ses écrits, Robert Parry d’une potentielle trahison et Kevin Phillips de la possibilité que l’accord « ait violé la loi fédérale ».41

Même en 2005, les récits retraçant la contre-surprise républicaine de 1980 demeurent en dehors des confins de l’histoire politique
traditionnelle des États-Unis. Cela provient en partie du fait que, comme je le détaille dans ce livre, ces événements impliquèrent des éléments issus de forces puissantes et pérennes à Washington – des pétroliers et la CIA d’un côté (cette agence étant traditionnellement proche des compagnies pétrolières US ainsi que des pays riches en hydrocarbures du golfe Persique) et le lobby pro-israélien de l’autre. Tout comme les pétroliers au sein de la bureaucratie fédérale, le lobby pro-israélien, représenté par l’AIPAC, est particulièrement influent au Congrès. Au fil des ans, ces deux groupes n’ont cessé d’accroître leur influence, mais souvent en opposition l’un de l’autre. À cette occasion toutefois, ils se sont alliés contre Jimmy Carter.

La contre-surprise républicaine de 1980 fut, à l’origine, décrite dans deux livres rédigés par deux journalistes bien informés à Washington : Barbara Honegger (une ancienne assistante de campagne de Reagan) et Gary Sick (l’officier civil, spécialiste de l’Iran, qui travaillait pour Brzezinski au sein du Conseil National de Sécurité de Carter). Une enquête peu sérieuse menée par la Commission d’Études de la Chambre des Représentants et dirigée par le membre du Congrès Lee Hamilton rendit son rapport en 1993. Avant sa clôture, cette commission déclara que son investigation de 10 mois n’avait conduit à « aucune preuve tangible » étayant les allégations selon lesquelles l’équipe de campagne du tandem Reagan-Bush chercha, en octobre 1980, à repousser après les élections présidentielles la remise en liberté de citoyens des États-Unis retenus en otage en Iran.42

Voilà où l’on aurait pu en rester à ce sujet sans les recherches de l’infatigable journaliste Robert Parry. Ce dernier connut à deux reprises des conflits avec ses employeurs du fait de sa recherche de la vérité à propos de l’affaire Iran-Contra * : d’abord à l’Associated Press, après avoir révélé l’histoire du trafic de drogue et des Contras, et ensuite à Newsweek. Après avoir quitté son travail pour écrire un livre, Parry obtint l’accès aux archives de la Commission d’Études de la Chambre des Représentants. Il y trouva les preuves évidentes d’une dissimulation majeure, particulièrement en ce qui concerne Casey : « Les enquêteurs [de la Commission d’Études] apprirent que les agendas, les passeports et les registres de voyages de William Casey avaient été archivés par la CIA et restitués à sa famille après sa mort en 1987. Lorsque les enquêteurs perquisitionnèrent les deux résidences de Casey, ils y trouvèrent toutes ces archives à l’exception du passeport de Casey pour l’année 1980, du dossier « otages », de deux agendas personnels ainsi que des pages détachées d’un troisième agenda qui couvraient la période s’étendant du 24 juillet au 8 décembre 1980. Une fois que le répertoire de la CIA fut vérifié de nouveau, les seuls dossiers manquants étaient ceux relatifs à la question de la surprise d’octobre. »43

Dans le même temps, au cours de l’enquête sur la BCCI menée par les sénateurs John Kerry et Hank Brown de la sous-commission sénatoriale sur le Terrorisme, les Narcotiques et les Opérations Internationales, on refusa à la sous-commission l’accès aux archives sur les dossiers bancaires de la BCCI concernant le principal négociateur durant la crise des otages (et vendeur d’armes iranien) Cyrus Hashemi. Ces archives avaient été « interdites de divulgation à la sous-commission par un juge britannique ».44

De plus, deux enregistrements d’écoutes téléphoniques du bureau d’Hashemi aux États-Unis disparurent des archives du FBI, empêchant ainsi une potentielle poursuite en justice d’Hashemi et de son avocat républicain, Stanley Pottinger, pour trafic d’armes.45 Alors qu’il étudiait avec attention les preuves collectées, mais ignorées et écartées par les enquêteurs de la Chambre des Représentants, Parry trouva des corroborations pour tous les éléments clés de l’affaire de la contre-surprise.

 

*** Fin de l’extrait ***

Peter Dale Scott

 



Editions Demi-Lune, 2010

 

* NdE : L’affaire Iran-Contra (ou Irangate) prévoyait la livraison d’armes par les États- Unis au régime de Téhéran via Israël afin de permettre le financement de la guérilla d’extrême droite des Contras qui opérait depuis le Honduras, en vue de déstabiliser le gouvernement démocratiquement élu de Daniel Ortega, suite à la rébellion qui vit l’éviction, en 1979, du dictateur Anastasio Somoza par les Sandinistes.

 


Notes de l’auteur :

  1. Unger, House of Bush, House of of Saud, pp.10-11. Je crois que nous devrions distinguer les arrangements intervenus afin d’évacuer les Ben Laden de ceux effectués à la même époque afin d’évacuer les membres de la famille royale saoudienne. Évacuer des États-Unis les membres de la famille royale saoudienne peut être envisagé comme une affaire d’État : il était essentiel de sécuriser la coopération avec l’Arabie saoudite dans le cadre de la campagne contre al-Qaïda, et c’était une contrepartie compréhensible. Mais au moins deux des membres de la famille Ben Laden qui furent autorisés à partir, Abdullah et Omar Ben Laden, étaient des cibles de l’enquête antiterroriste du FBI de 1996 qui fut réouverte après leur départ en septembre 2001. (Unger, House of Bush, House of Saud, pp.178-79).
  2. Brouillon du House October Surprise Task Force Report de 1993, ainsi cité dans Parry, Secrecy & Privilege, pp.110-11.
  3. Maureen Dawd, « I Spy a Screw-Up », New York Times, 30 mars 2005 ; Michael Ledeen, « Intelligence Failures: Virtues and Sins of Commission », National Review Online, 7 avril 2005, http://old.nationalreview.com/ledeen/ledeen200504070808.asp
  4. Les mots de Bush furent : « Une chose est présente dans l’esprit de chacun : ‘Que peut faire Carter de si sensationnel ou de si flamboyant, si vous préférez, pour mener à bien une surprise d’octobre de son côté?’ », (Parry, Secrecy & Privilege, p.125).
  5. Nixon refusa glorieusement de contester les résultats de l’élection de 1960, déclarant à la presse que « personne ne vole la présidence des États-Unis ». Toujours est-il qu’il travailla avec ardeur pour obtenir sa revanche en 1968.
  6. Des preuves exhaustives de cela sont fournies par Summers et Swan, Arrogance of Power, pp.299-308. Il existe un compte-rendu détaillé dans Scott, Drugs, Oil, and War, pp.121-23. Richard Allen, qui se décrivit lui-même à Robert Parry comme un participant « très réticent » lors des réunions Républicaines au sujet des otages, déclara « qu’il était très méfiant au sujet de ce type de réunions car il s’était déjà compromis lors des interférences [sic] autour des pourparlers de paix pour le Vietnam menés par Nixon en 1968 », (Robert Parry, Secrecy & Privilege, p.119).
  7. En retour, Nixon croyait personnellement, et à raison, que sa défaite de 1960 avait été assurée par un bourrage d’urnes illégal par les Démocrates au Texas et en Illinois.
  8. Sick, October Surprise, p.12 ; Parry, Trick or Treason ; et Phillips, American Dynasty, p.289. Notes du chapitre 5
  9. Walter Pincus, « House Panel Finds ‘No Credible Evidence’ of an ‘October Surprise’ », Washington Post, 14 janvier 1993.
  10. Parry, Secrecy & Privilege, p.169.
  11. Kerry-Brown BCCI Report, appendices.

 


 

Notes ReOpenNews :

  1. Richard Perle : connu pour son idéologie néo-conservatrice et par sa défense de la guerre d’Irak en 2003 pour défaire le dirigeant irakien Saddam Hussein. Il est également membre de l‘American Enterprise Institute, de la direction du groupe Bilderberg, ainsi que présent dans le Projet pour un nouveau siècle américain (Project for the New American Century – PNAC). Lire aussi l’interview de Sibel Edmonds : "Administration américaine : y aurait-il une pieuvre ?"
  2. Zbigniew Brzeziński : Il fut conseiller à la sécurité nationale du Président des États-Unis Jimmy Carter, de 1977 à 1981. En tant que tel, il a été un artisan majeur de la politique étrangère de Washington. Il est actuellement conseiller aux affaires étrangères de Barack Obama. Auteur du livre référence "The Grand Chessboard", ("Le grand échiquier : l’Amérique et le reste du monde"). A son propos, lire notre article "Stratégie impériale pour un nouvel ordre mondial: les origines de la Troisième Guerre mondiale."
  3. Lee Hamilton : A son propos, voir notre dossier "L’interview surréaliste de Lee Hamilton, Vice-Président de la Commission
  4. BCCI : lire l’article de Michael Ruppert "Ruppert: les délits d’initiés passent par Buzzy Krongard, la CIA et la deutsche Bank" et aussi l’ouvrage de Jean-Claude Usunier & Gérard Verna, La grande triche : le cas de la B.C.C.I

 

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