L’Amérique et les taliban : de la coopération à la guerre

Retour sur un article d’une actualité saisissante, et qui date pourtant de 2002. Pratiquement au lendemain des attentats, l’analyste et écrivain Nafeez Mosaddeq Ahmed y dressait un tableau limpide des enjeux de la guerre en Afghanistan et la replaçait dans son contexte historique. On se pince à l’idée que plus de huit années ont passé depuis cette analyse et que la situation est toujours bloquée en Afghanistan. Plus que se répéter, l’Histoire semble ici s’être immobilisée.


L’Amérique et les taliban : de la coopération à la guerre

par NAFEEZ MOSADDEQ AHMED (*), paru sur Global Dialog au printemps 2002

La situation actuelle en Afghanistan trouve ses racines dans un passé qui remonte au moins à la fin du 19e siècle. L’Afghanistan a subi de nombreuses interventions catastrophiques de la part des superpuissances, comme l’Empire britannique, l’Union soviétique et les États-Unis, laissant ce pays totalement ruiné. Même un rapide examen de ces interventions ne laisse aucun doute sur le fait que les superpuissances n’avaient aucune intention d’améliorer la situation du peuple afghan. Leur engagement était plutôt motivé par leurs propres intérêts économiques et stratégiques.

Impérialisme durant la Guerre froide

À la fin des années 70, l’Union soviétique installa au travers d’un coup d’État un régime fantoche – le People’s Democratic Party of Afghanistan (PDPA)—qui servait les intérêts de Moscou en passant outre ceux du peuple afghan. Bien que le PDPA ait mis en place tout un ensemble de programmes de modernisation et quelques réformes bénéfiques, un mécontentement général subsistait vis-à-vis du régime, qui se maintenait grâce à une politique répressive.

Craignant de perdre son influence dans la région, l’Union soviétique envoya des troupes dans la capitale afghane, Kaboul, en 1979, envahissant de fait le pays. Contrairement à l’opinion générale qui suppose que le soutien américain à la résistance afghane fut déclenché par cette invasion, les documents historiques prouvent le contraire. En réalité, les USA ont commencé à soutenir les mouvements rebelles en Afghanistan avant l’invasion soviétique. Ceci a été enregistré dans les mémoires de l’ex-directeur de la CIA, Richard Helms, et corroboré par le témoignage de Zbigniew Brzezinski, l’ancien conseiller à la Sécurité nationale dans l’administration Carter. Le résultat fut une guerre civile brutale en Afghanistan, effectivement supervisée par les deux superpuissances pour assurer leur hégémonie. Il n’était pas question de droits de l’homme ou de démocratie, malgré les propos chauvins faisant référence à ces idéaux de la part des principaux officiels américains et soviétiques.

Les USA soutinrent les rebelles afghans tout au long des années 80, jusqu’au retrait des troupes soviétiques d’Afghanistan. Ce soutien prenait différentes formes, comme le fait de permettre, voire d’encourager les États clients, l’Arabie soudite ou le Pakistan à vendre des armes aux moudjahidin afghans, ou bien plus directement à travers la CIA qui les finançait et les entraînait.
Le spécialiste de l’Asie centrale, Ahmed Rashid rappelle que :

Sous les encouragements actifs de la CIA et de l‘ISI [Inter-Services Intelligence] les services secrets pakistanais, qui voulaient transformer le djihad afghan en un conflit global mené par l’ensemble des États musulmans contre l’Union soviétique, plus de 35.000 musulmans radicaux venant de 40 pays différents rejoignirent les combats en Afghanistan entre 1982 et 1992. Des dizaines de milliers d’autres se rendirent au Pakistan pour étudier dans les madrasas (les écoles coraniques). Au total, ce sont plus de 100.000 musulmans radicaux étrangers qui furent directement influencés par le djihad afghan [1]

L’ISI servait d’intermédiaire à la CIA pour fournir des armes (65.000 tonnes par an jusqu’en 1987), et organisait et entraînait les rebelles afghans. Le soutien des États-Unis aux moudjahidin incluait l’enseignement de valeurs guerrières empruntes d’extrémisme religieux, le tout enrobé dans un jargon islamique, chose qui se révéla particulièrement fatidique et dommageable.

La porte d’entrée vers l’Asie centrale

Après le retrait soviétique d’Afghanistan en 1989, le pays sombra dans le chaos d’une guerre civile opposant les factions rebelles précédemment soutenues par les USA. Bien que la Guerre froide ait pris fin peu après, avec l’effondrement de l’Union soviétique, l’Afghanistan demeura une région stratégique en tant que porte d’entrée vers l’Asie centrale et ses immenses réserves de gaz et de pétrole.

Patrick Clawson, de l’université de la Défense nationale à Washington D.C, décrit la région de la mer Caspienne comme une zone cruciale pour le pétrole, et comme la cible de récurrents conflits d’intérêts des États alentours et des puissances occidentales [2]. Les enjeux économiques et stratégiques sont liés plus particulièrement aux trajets potentiels de pipelines et aux tentatives par les USA de s’en assurer le monopole en mettant en place dans la région un régime pétrolier international “approprié”. Par nature même, l’établissement d’un tel régime nécessite une combinaison de dispositions économiques, politiques et militaires en mesure de soutenir la production pétrolière. La politique américaine en Asie centrale a donc consisté en un triple programme de pénétration économico-politico-militaire, s’accompagnant d’efforts constants pour empêcher toute intrusion d’une autre puissance, à savoir la Russie, la Chine ou l’Europe, dans une tentative de contrôler l’accès aux ressources de la région. Comme l’indiquait un expert en énergie auprès du National Security Council en 1997 :

La politique des États-Unis consistait à aider au développement rapide de l’énergie de la mer Caspienne…Nous avons fait cela, promouvoir l’indépendance de ces provinces riches en pétrole, précisément pour casser le contrôle russe sur le transport du pétrole depuis cette région, et franchement, aussi pour assurer la sécurité énergétique de l’Occident en diversifiant les sources d’approvisionnement. [3]

L’ex-ministre de l’Énergie Bill Richardson fit cette observation un peu plus tard, en 1998, à propos des républiques d’Asie centrale : “Nous préfèrerions voir ces nouveaux pays indépendants se lier aux intérêts politiques et commerciaux de l’Occident plutôt que de les voir prendre une autre route. Nous avons fait des investissements substantiels autour de la mer Caspienne, et il est très important pour nous que le trajet des pipelines et les aspects politiques soient résolus."[4]

Autrement dit, le “Grand jeu” du 19e siècle, qui avait vu la compétition entre les grandes puissances pour le contrôle de l’Eurasie centrale, s’est poursuivi au 21e siècle, avec les États-Unis au premier rang. L’Afghanistan, en tant que principale porte d’entrée vers l’Asie centrale, représente le verrou essentiel pour le contrôle de la région. Et l’Asie centrale est elle-même un instrument essentiel pour le contrôle global. Ces considérations, de même que les plans stratégiques approfondis d’une future intervention des USA dans la région, furent discutées en 1997 lors d’une étude du Council on Foreign Relations (CFR) rédigée par Brzezinski. L’étude du CFR est riche en détails sur les intérêts américains en Eurasie et sur le besoin d’un engagement “prolongé et orienté” des USA dans la région de l’Asie centrale afin de “sécuriser” ces intérêts. "Depuis que les continents ont commencé à avoir des relations politiques, voilà quelque cinq cents ans, l’Eurasie a toujours été le centre du pouvoir mondial” fait remarquer Brzezinski. [5]

L’Eurasie comprend tous les territoires situés à l’est de l’Allemagne et de la Pologne en passant par la Russie et la Chine jusqu’à l’océan Pacifique, et incluant le Moyen-Orient et la majeure partie du sous-continent indien. Brzezinski explique que la clef pour dominer l’Eurasie est d’établir une influence sur les républiques d’Asie centrale.

Il identifie la Russie et la Chine, toutes deux frontalières de l’Asie centrale, comme les deux principales puissances capables de menacer les intérêts américains dans la région. Les USA, explique-t-il, doivent gérer et utiliser les autres puissances régionales comme l’Ukraine, l’Azerbaïdjan, l’Irak et le Kazakhstan, comme autant de protections contre les velléités de la Russie ou de la Chine de contrôler le pétrole, le gaz et les minerais des républiques d’Asie centrale, à savoir le Turkménistan, l’Ouzbékistan, le Tadjikistan et le Kyrgistan. Toute nation parvenant à une position dominante en Asie centrale représenterait une menace directe pour l’emprise américaine sur ces ressources et celles du golfe Persique. “Il s’ensuit que l’intérêt primordial des USA est de s’assurer qu’aucun pouvoir ne puisse contrôler cet espace géopolitique et que la communauté globale y jouisse d’un accès économique et financier sans entrave.” [6] Le but étant de garantir la domination américaine sur l’Eurasie, via la consolidation de l’hégémonie des USA sur les républiques de l’Asie centrale.

La politique américaine en Asie centrale est donc ancrée dans un large contexte hégémonique. Étant donné l‘importante de l’Afghanistan en tant que porte d’entrée vers l’Asie centrale, il est clair que la planification stratégique du CFR pour l’expansion et la consolidation de l’hégémonie globale des USA à travers le contrôle de l’Eurasie – à son tour assurée par le contrôle de l’Asie centrale – passe nécessairement par l’établissement d’une hégémonie américaine en Afghanistan.

Le soutien aux taliban

En 1996, l’une des factions afghanes, les taliban, prit le contrôle de la majeure partie du pays. Les taliban, tout comme leurs prédécesseurs de l’Alliance du Nord, n’étaient pas des démocrates, et n’entendaient pas faire de réforme agraire. Leur oppression cruelle vis-à-vis des femmes, l’épuration ethnique des minorités comme les Hawaras au nord, leur usage indiscriminé de la torture sur les prisonniers, et bien d’autres atrocités, furent bien documentées par de nombreuses organisations traitant des droits de l’homme. Amnesty International et Human Rights Watch par exemple ont rapporté et condamné les violations systématiques des droits de l’homme par les taliban et toutes les factions en Afghanistan.

Cependant, de telles pratiques n’avaient pas réellement d’importance aux yeux du gouvernement américain, dont la principale préoccupation en Afghanistan était l’émergence d’un régime stable, c’est-à-dire un régime favorable aux intérêts stratégiques et économiques américains, même si cela se faisait aux dépens de la population afghane. À cet égard, la présence d’abondantes réserves de pétrole et de gaz en Asie centrale, récemment découvertes autour de la mer Caspienne, a joué un rôle crucial. L’Afghanistan est considéré comme la principale route d’acheminement par pipelines vers ces réserves énergétiques. Quand les taliban prirent le contrôle de Kaboul en 1996, ce fut avec la franche approbation des USA et de leurs alliés saoudiens et pakistanais. Après la visite à Islamabad et à Kandahar du chef du Renseignement saoudien, le Prince Turki al-Faisal, l’Arabie saoudite finança et équipa la marche des taliban sur Kaboul [7]. Le porte-parole du Département d’État américain ne trouva “rien à redire” à cette prise de pouvoir. Le soutien des taliban par les USA ne s’arrêta pas là, et se prolongea tout au long des années 90.

“Les taliban vont probablement se développer comme les Saoudiens” commentait un diplomate américain en 1997. “Il va y avoir Aramco [un consortium de compagnies pétrolières qui contrôle le pétrole saoudien], des pipelines, un émir, pas de parlement et tout un tas de lois de la Sharia. On peut s’en arranger.”[8] En décembre 1997, des représentants talibans furent invités dans les locaux texans de la compagnie pétrolière Unocal pour négocier leur soutien au projet de pipeline, ils y passèrent plusieurs jours. À l’époque, Unocal avait déjà commencé à former des Afghans aux techniques requises pour la construction de pipelines, avec la bénédiction du gouvernement US. La compagnie avait commissionné l’université du Nebraska pour assurer cette tâche, enrôlant 140 Afghans en novembre. [9]

D’après le représentant américain Dana Rohrabacher, ceci a constitué plus ou moins le début d’une longue alliance entre les USA et les taliban. Rohrabacher s’occupe de l’Afghanistan depuis les années 80, quand il travaillait à la Maison-Blanche comme assistant spécial de Ronald Reagan; il est maintenant un membre “sénior” de la House International Relations Committee. Il a donc été impliqué dans la politique américaine vis-à-vis de l’Afghanistan pendant presque 20 ans. En 1988, en tant que membre du Congrès US, il se rendit en Afghanistan avec des combattants Moudjahidins et participa à la bataille de Djalalabad contre les Soviétiques. Lors de son témoignage devant une sous-commission des Affaires étrangères du Sénat en avril 1999, il accusa l’administration Clinton de conduire une “politique secrète” de soutien aux taliban, sur la base du fait que les taliban pourraient apporter la stabilité en Afghanistan et permettre la construction de pipelines depuis l’Asie centrale, et traversant l’Afghanistan vers le Pakistan.” Il déplora ce soutien des USA pour ce qu’il appela “le régime le plus anti-occidental, anti-féministe, anti-droits de l’homme dans le monde.[10]

L’analyse que fit Rohrabacher de la politique américaine en Afghanistan est corroborée par une déclaration antérieure de John Maresca, le vice-président des relations internationales chez Unocal, lors d’une audience du Congrès en février 1998. Maresca expliqua très clairement que le projet de pipeline ne pourrait aboutir qu’après la fin de la guerre civile en Afghanistan et l’établissement d’un gouvernement national dans ce pays. Un régime unifié, stable, et amical en Afghanistan devait voir le jour pour permettre la construction des pipelines et la garantie de leur sécurité. À l’époque, les taliban étaient considérés comme tout à fait capables d’établir un tel régime en battant les forces d’opposition et en prenant le contrôle du pays.

Autrement dit, il est inexact d’affirmer que le soutien “secret” des taliban par les USA était motivé par des considérations sur la démocratie ou les droits de l’homme. En réalité, lorsque les intérêts économiques et stratégiques sont entrés en jeu face à des idéaux comme les droits de l’homme ou la Liberté, ils ont prévalu.

Fin des relations

Par conséquent, l’opposition américaine aux taliban, lorsqu’elle survint, ne fut pas le résultat de considérations humanitaires, mais bien de l’incapacité des taliban à servir les intérêts américains dans la région. Un certain nombre d’éléments critiques s’accumulèrent pour démontrer aux USA que les taliban n’étaient pas en mesure d’apporter la sécurité requise pour les pipelines. Le projet d’Unocal partait du principe que les taliban vaincraient les factions rivales et domineraient l’ensemble de l’Afghanistan. Mais il apparut bien vite que cette hypothèse n’était pas vérifiée. Avec des groupes d’opposants qui continuaient d’être financés et armés par des puissances étrangères, il devint évident que malgré l’accession au pouvoir des taliban, les forces de l’Alliance du Nord constituaient toujours une menace pour la sécurité du projet de pipelines.

Ces préoccupations furent exacerbées par l’attitude de plus en plus anti-américaine des taliban. Avant l’arrivée de ben Laden en Afghanistan, les chefs talibans n’étaient pas particulièrement hostiles à l’égard des USA et exigeaient seulement la reconnaissance de leur gouvernement. Mais après l’implication de ben Laden dans les attentats à la bombe contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998, l’hostilité des taliban vis-à-vis des USA s’amplifia. Dans le même temps, la politique américaine concernant les taliban devint extrêmement prudente.

Finalement, l’attitude anti-taliban de l’administration américaine aboutit à la conclusion que ce régime était incapable d’aider à la pénétration américaine en Asie centrale. Les grands projets de l’administration et de grandes entreprises américaines concernant les pipelines connectant les vastes réserves de gaz et de pétrole du bassin de la mer Caspienne furent suspendus du fait de l’insécurité latente dans l’Afghanistan administré par les taliban. À la fin de l’année 2000, les USA commençaient ouvertement à planifier l’invasion de l’Afghanistan pour renverser le régime taliban. Des rapports dans ce sens furent publiés dans le Washington Post et le Toronto Sun en décembre de la même année. Le prolongement en 2001 de ces plans de guerre, leur étude détaillée, leur évocation au grand jour avec des représentants des gouvernements russes, indiens et pakistanais, et leur mise en place effective sous la forme d’opérations militaires préliminaires en soutien avec l’Alliance du Nord, tout ceci fut rapporté dans la revue Janes Intelligence en mars 2001.

Alors qu’elle finalisait ses plans d’invasion de l’Afghanistan, l’administration Bush entama une série de négociations avec les taliban dans ce qu’on peut appeler une tentative de la dernière chance de sauver le régime. Des officiels US appelèrent à la formation d’un gouvernement d’unité nationale dans lequel toutes les factions, y compris les taliban, seraient amenés à participer. Lors d’une interview à la télévision française au début du mois de novembre 2001, Niaz Naik, un ancien ministre des Affaires étrangères du Pakistan qui avait assisté à ces réunions, fit référence à des négociations conduites en juillet 2001 pour obtenir “la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Si les taliban avaient accepté cette coalition, ils auraient immédiatement reçu une aide économique internationale. Et les pipelines provenant du Kazakhstan et de l’Ouzbékistan auraient vu le jour.” Mais les taliban n’avaient aucune intention de partager le pouvoir. D’après certaines sources, lors d’un de ces meetings, des représentants américains dirent aux taliban  “soit vous acceptez notre offre d’un tapis d’or, soit nous vous recouvrirons sous un tapis de bombe.” [11] Au cours d’une interview sur la BBC en septembre 2001, Naik avait déclaré qu’il avait appris officieusement par des représentants américains en juillet 2001 que l’administration Bush  envisageait de mettre en application ses plans vers la mi-octobre 2001. De nombreux documents prouvent que l’administration Bush prévoyait d’envahir l’Afghanistan et de renverser le régime taliban indépendamment des événements du 11-Septembre. La guerre en Afghanistan n’était donc pas en soi une réponse au 11-Septembre. Au contraire, le 11-Septembre a fourni un prétexte idéal pour enclencher les plans de guerre qui étaient déjà prêts.

La politique des pipelines

La politique américaine dans la foulée du 11-Septembre vient confirmer cette hypothèse. À peine la campagne de bombardements était-elle commencée que l’administration Bush se mit à poursuivre les principaux intérêts qui avaient motivé en premier lieu ses plans de guerre contre l’Afghanistan. Le Frontier Post pakistanais rapporte que :

L’ambassadeur des USA au Pakistan, Wendy Chamberlain, fit une visite de politesse au ministre fédéral du Pétrole et des Ressources naturelles, Usman Aminuddin,…et évoqua avec lui des sujets relatifs à la coopération américano-pakistanaise concernant le secteur du pétrole et du gaz. Usman Aminuddin informa aussi l’ambassadeur de la proposition de projet de pipeline Turkménistan- Afghanistan-Pakistan et expliqua que ce projet ouvrait de nouvelles perspectives à une coopération régionale multidimensionnelle, surtout au vu des récents développements géopolitiques dans la région. [12]

Avec le départ des taliban du pouvoir afghan, les USA s’étaient préparés à établir le gouvernement unifié et amical requis pour garantir une stabilité locale et la sécurité, éléments essentiels pour permettre la construction des pipelines. La nouvelle administration fédérale des chefs de guerre de l’Alliance du Nord marque le retour à une barbarie et à une brutalité qui avaient précédé l’arrivée au pouvoir des taliban – bien que cette fois les affrontements soient limités aux factions rivales selon les termes des accords régis par les USA et l’ONU. La poursuite de la répression interne et des brutalités contre les femmes, les enfants et les hommes, ne semblèrent pas gêner outre mesure les USA. Ils étaient davantage préoccupés par l’établissement d’une dictature fédérale des chefs de guerre afghans qui devaient maintenir le contrôle sur leurs territoires respectifs et minimiser les conflits entre eux, tout en restant libres de gouverner comme ils l’entendaient les populations civiles de leurs zones.

L’Afghanistan est maintenant revenu à un âge pré-taliban dominé par les chefs de guerre, le banditisme omniprésent, le pillage des aides alimentaires destinées aux populations, la contrebande généralisée et la production de drogue à grande échelle. La communauté internationale a été alertée de cette situation. Tahmeena Faryal, la porte-parole de la Revolutionary Association of Women in Afghanistan (Rawa), la plus ancienne organisation humanitaire ou politique de femmes dans le pays, a vertement critiqué le vernis de légitimité accordé aux factions de l’Alliance du Nord qui  …

ont sur leurs mains le sang de notre peuple bien-aimé, tout comme l’ont les taliban…Entre 1992 et 1996 en particulier, ces groupes ont déclenché une guerre brutale contre les femmes, utilisant le viol, la torture, les enlèvements et les mariages forcés comme armes…Toute initiative d’établir un gouvernement large doit impérativement exclure les taliban et autres groupes criminels Jehadi, du moins tant que ces groupes ou personnes spécifiques n’auront pas été absous de tout crime de guerre ou contre l’humanité. Dans le cas contraire, le peuple sera de nouveau plongé dans l’enfer qui avait englouti le pays entre 1992 et 1996 – et dont sont responsables certains groupes constituant aujourd’hui l’Alliance du Nord [13]

Mais ces considérations n’étaient tout simplement pas pertinentes par rapport à la formulation de la politique américaine. Ce qui comptait était de mettre en place une fédération unifiée qui pourrait garantir un degré suffisant de stabilité, quelle que soit l’implication dans des crimes de guerre ou la violation des droits de l’homme de la part des groupes constituant cette fédération.  Cette politique pourrait ne pas être valable à long terme, mais l’administration Bush compte clairement qu’elle le soit.

Les préoccupations sur l’énergie, au centre de la politique américaine en Afghanistan, furent mises en évidence le 28 novembre 2001 lorsque la Maison-Blanche publia une déclaration du président Bush sur l’ouverture du premier pipeline par le consortium de la Caspienne (Caspian Pipeline Consortium) : “le projet CPC…fait avancer la politique énergétique nationale en développant un réseau de pipelines vers la Caspienne, incluant les oléoducs de Baku–Tbilisi–Ceyhan, Baku–Supsa, et Baku–Novorossiysk et le gazoduc the Baku–Tbilisi–Erzurum.” Le pipeline est le fruit d’une joint-venture entre la Russie, le Kazakhstan, Oman, ChevronTexaco, ExxonMobil et d’autres compagnies pétrolières, qui connectent le champ pétrolifère de Tengiz situé au nord-ouest du Kazakhstan au port russe de Novorossisk sur la Mer Noire. Les compagnies américaines ont mis un milliard de dollars sur les 2,62 milliards qu’a coûté sa construction. Comme le fait observer le New York Times,

Il n’y a pas de pétrole en Afghanistan, mais il y a la politique du pétrole, et Washington tente subtilement d’y jouer un rôle, en utilisant la promesse d’investissement dans le secteur de l’énergie en Asie centrale pour nouer un ensemble d’alliances politiques dans la région avec la Russie, le Kazakhstan, et dans une certaine mesure, l’Ouzbékistan…Depuis les attaques du 11-Septembre, les USA ont vanté les mérites de cette région stable, grand fournisseur en pétrole, en la comparant tacitement avec les États du golfe Persique qui ont récemment été perçus comme moins coopératifs. Le département d’État examine le potentiel d’éventuels projets énergétiques après l’ère taliban, dans cette région qui est riche d’environ 6% des réserves prouvées de pétrole dans le monde et de presque 40% de son gaz. [14]

Au Nouvel-An, soit neuf jours après la mise en place par les Américains du gouvernement par intérim d’Hamid Karzai, le président Bush nomma un ex-assistant d’Unocal, Zalmay Khalilzad, comme envoyé spécial en Afghanistan. Khalilzad fit une analyse de risques concernant un projet de gazoduc depuis l’ex-république soviétique du Turkménistan, qui passerait à travers l’Afghanistan et le Pakistan jusqu’à l’océan Indien. (Khalilzad avait auparavant participé aux pourparlers entre Unocal et les représentants des taliban en 1997, dans le but de mettre en place un accord datant de 1995 sur la construction du pipeline traversant l’ouest de l’Afghanistan.) Il apparaît également que Karzai, nommé à la mi-juin 2002 comme président de l’Afghanistan par un “Loya Jirga”, un grand Conseil traditionnel constitué d’Afghans à l’intérieur et à l’extérieur du pays, est un ancien consultant d’Unocal. Ces nominations illustrent encore mieux les importants intérêts économiques et financiers qui sous-tendent l’intervention militaire en Afghanistan.

L’intervention permit aussi aux États-Unis de contrecarrer leur  rival russe et d’établir leur domination sur les républiques d’Asie centrale bordant la Russie :

Les ex-républiques soviétiques utilisèrent la crise pour affirmer leur indépendance vis-à-vis de Moscou, acceptant promptement d’ouvrir des couloirs aériens et parfois de mettre à disposition des aéroports pour les États-Unis, chose impensable encore deux semaines plus tôt. Une fois les USA devenus maîtres incontestés de la région, Moscou dut convenir qu’il n’avait pas d’autre choix que de se mettre d’accord avec les États d’Asie centrale et de laisser les forces US pénétrer pour la première fois dans la région.[15]

Ainsi, de nouveaux programmes économiques furent accompagnés par l’établissement d’une présence militaire significative dans la région, alors même que la guerre en Afghanistan touchait à sa fin. Il est très probable que l’intention est de rendre cette présence permanente.

La consolidation de la puissance économico-militaire des USA en Asie centrale a toutes les chances de s’accompagner de la légitimation de violations des droits de l’homme dans cette région. Le 6 janvier 2002, le Washington Post notait que l’administration Bush prévoyait d’abroger un projet de loi ERA du temps de la Guerre froide plaçant les conditions des droits de l’homme au centre des relations commerciales entre les USA et plusieurs ex-républiques soviétiques. La manœuvre prévue avait déjà été condamnée par des analystes de la région, qui expliquaient que cela soulignait la volonté américaine de tolérer les atteintes aux droits de l’homme par les républiques de l’Asie centrale en remerciement de leur loyauté.

Suite au 11-Septembre, les atteintes aux droits de l’homme, la dictature et la répression généralisée sont tolérées par la communauté internationale menée par les USA afin de paver le chemin de l’expansion de l’hégémonie américaine. Les attaques terroristes du 11-Septembre contre les États-Unis ont fourni un prétexte aux politiques expansionnistes. La “guerre au terrorisme” est donc certainement bien plus complexe dans ses causes et ses buts qu’on ne nous le fait croire. En fait, les éléments à disposition montrent qu’il s’agit plutôt d’une guerre pour favoriser les intérêts bien particuliers d’une certaine élite américaine.

par Nafeez Mosaddeq Ahmed (*)

traduction GeantVert pour ReOpenNews

(*) Nafeez Mosaddeq Ahmed est le directeur exécutif de l’ Institute for Policy Research and Development basé en Grande-bretagne.

Notes :

1. Ahmed Rashid, “The Taliban: Exporting Extremism”, Foreign Affairs 78, no 6 (novembre/décembre 1999), p. 31.

2. Voir Patrick Clawson, foreword to Oil and Geopolitics in the Caspian Sea Region, ed. Michael P. Croissant and Bulent Aras (London: Praeger, 1999).

3. Marjorie Cohn, “The Deadly Pipeline War: US Afghan Policy Driven by Oil Interests”, Jurist, 7 décembre 2001 [http://jurist.law.pitt.edu/forum/forumnew41.php].

4. George Monbiot, “A Discreet Deal in the Pipeline”, Guardian (London), 15 February 2001.

5. Zbigniew Brzezinski, The Grand Chessboard: American Primacy and Its Geostrategic Imperatives (New York: Basic Books, 1997), p. xiii.

6. Ibid., p. 148.

7. See Ahmed Rashid, Taliban: Militant Islam, Oil and Fundamentalism in Central Asia (New Haven, Conn.: Yale University Press, 2000), p. 201.

8. Ibid., p. 179.

9. “Taleban in Texas for Talks on Gas Pipeline”, BBC News, 4 décembre 1997.

10. Discours du membre du Congrès Dana Rohrabacher, “US Policy toward Afghanistan”, Senate Foreign Relations Subcommittee on South Asia, 14 avril 1999.

11. Julio Godoy, “US Taliban Policy Influenced by Oil”, Inter Press Service, 16 novembre 2001.

12. Frontier Post (Pakistan), 10 octobre 2001.

13. “Afghan Women Warn against the Northern Alliance”, Institute for Public Accuracy news release, 15 novembre 2001 [http://accuracy.org/press_releases/PR111501.htm].

14. “As the War Shifts Alliances, Oil Deals Follow”, New York Times, 15 décembre 2001.

15. “Central Asia’s Great Game Turned on Its Head”, Reuters News Service, 25 septembre 2001.


Notes ReOpenNews :

 

Nafeez Mosaddeq Ahmed est l’auteur de l’ouvrage "La Guerre contre la vérité : 11 Septembre, désinformation et anatomie du terrorisme" paru en 2006 aux Editions Demi Lune et en vente sur le site de ReOpen911 (rubrique Livres)





*
To prove you're a person (not a spam script), type the security word shown in the picture. Click on the picture to hear an audio file of the word.
Click to hear an audio file of the anti-spam word

``