Ergenekon : une légende urbaine ?

Alors que les enquêtes judiciaires se poursuivent en Turquie pour faire toute la vérité sur l’Ergenekon, la presse atlantiste minimise le complot et tente de faire passer toute l’affaire pour une invention du parti islamique-démocrate au pouvoir. Pour Me Orhan Kemal Cengiz, il n’y a pourtant guerre de doute, Ergenekon est la version turque du Gladio, l’armée secrète de l’OTAN. Elle est toujours active et est responsable des attentats terroristes récents visant à déstabiliser le pays et à restaurer le pouvoir militaire.

Pour certaines personnes, en Turquie, le cas Ergenekon n’est qu’une fabrication du gouvernement pour saper la structure laïque de l’État.

Il y a beaucoup de similitudes entre l’assassinat du journaliste turc- arménien Hrant Dink en janvier 2007 [1], celui de trois missionnaires par cinq ultranationalistes à Malatya en avril 2007 et l’assassinat du père Andrea Santoro à Trébizonde en 2006.

Selon certains, le parti au pouvoir se venge parce que cette affaire se retourne contre lui. Pour quelques occidentaux, l’affaire Ergenekon n’est qu’un épisode de la sale guerre entre le Parti Justice et Développement (AKP) et ceux qui entendent maintenir le statu quo en Turquie. J’essaie de me mettre à la place de l’homme de la rue en Turquie. Si j’étais l’un d’entre eux, j’en arriverais probablement à la même conclusion et penserais qu’Ergenekon n’est qu’une affaire fabriquée par certains milieux en Turquie. Il est très facile de tirer ce genre de conclusion ne serait-ce qu’en lisant les articles de la presse traditionnelle. Certains groupes de presse ont activement diffusé cette propagande, et l’ont fait en usant de méthodes sophistiquées.

Mon point de vue, cependant, est complètement différent de celui dont ces groupes de presse ont essayé de nous convaincre. Je suis un avocat des droits de l’homme, et j’ai eu affaire aux réseaux de l’État profond depuis longtemps. En 1997 et 1998, je travaillais sur des affaires de destruction de villages et de meurtres extra-judiciaires dans le Sud-Est de la Turquie. Je représentais des villageois kurdes devant la Cour Européenne des Droits de l’Homme. Depuis lors, j’ai appris l’existence de JITEM —une infâme organisation illégale de la gendarmerie— dont même l’existence a toujours été niée. Le JITEM a kidnappé et tué des milliers de Kurdes qui étaient soupçonnés d’être favorables ou membres du Parti des travailleurs kurdes, (PKK).

Aujourd’hui, les fondateurs de cette organisation illégale sont en prison dans le cadre de l’affaire Ergenekon. Dans les régions kurdes de la Turquie, même les enfants connaissent les noms des chefs du JITEM. Ces personnes n’ont jamais été jugées responsables des crimes qu’elles avaient commis auparavant. Dans la ligne opérationnelle d’Ergenekon, ces membres du JITEM étaient très actifs. Il y a d’autres raisons qui me font penser qu’Ergenekon est beaucoup plus étendu et beaucoup plus complexe que ne le croient la plupart des gens. Ces raisons, une fois encore, me viennent de ma propre expérience.

Le massacre de Malatya

En avril 2007, trois missionnaires de Malatya ont été assassinés de façon tout à fait barbare. On leur avait tranché la gorge après les avoir longuement torturés. La communauté protestante de Turquie m’avait demandé de suivre l’affaire et de représenter les familles des victimes devant la cour d’assises où les accusés seraient traduits. Après avoir pris connaissance brièvement du dossier, j’en vins à la conclusion que l’affaire était beaucoup plus complexe qu’elle n’apparaissait au premier abord. J’eus également l’impression que quelques « éléments de l’État profond » pourraient avoir participé à l’affaire de Malatya.

En conséquence, je décidai d’inviter des confrères d’affaires différentes dans lesquelles l’État profond était impliqué pour prendre parti dans l’affaire de Malatya. Plus de 20 avocats acceptèrent gentiment de se joindre au groupe d’avocats dans cette affaire. Cependant, ce mouvement provoqua apparemment une grande colère des auteurs effectifs derrière cette affaire. Quand nous sommes allés à Malatya, l’information dans la presse locale était choquante. Ma photo et une histoire troublante apparurent dans les journaux locaux. Ils me présentaient, moi-même et mes collègues, comme des provocateurs dont le seul but était de porter atteinte à la réputation de Malatya. Quelque temps après, je commençais à recevoir des menaces très sophistiquées et sérieuses.

Mais la chose la plus inquiétante et consternante se produisit plus tard. Après avoir atteint un niveau de compréhension plus avancé de l’affaire, j’en vins à la conclusion que cette affaire et quelques autres assassinats avaient quelques liens entre eux. Ayant relevé plusieurs similarités dans le meurtre du père Andrea Santoro à Trébizonde en 2006, l’assassinat du journaliste turc -arménien Hrant Dink en janvier 2007 et l’affaire du massacre de Malatya, je pensai que ces assassinats étaient exécutés par le Gladio turc. J’ai commencé à parler de ma théorie au téléphone avec mes collègues : « Dis donc, Je pense que ces affaires sont liées entre elles et que ces assassinats sont accomplis par le Gladio turc [2]. J’en viens à cette conclusion après avoir considéré ces facteurs… » Après avoir parlé de cette hypothèse avec quelques uns de mes collègues une chose extrêmement étrange se produisit.

Le Gladio turc

Une semaine plus tard j’eus un appel d’un journaliste d’Istanbul. Il me dit qu’un étrange individu avait visité son journal et leur avait dit, « Santoro, Dink et les assassinats de Malatya sont liés entre eux, et ils sont tous exécutés par le Gladio turc ». Il lui expliqua aussi la structure du Gladio turc. Il traça un organigramme montrant la structure du Gladio. Montrant le sommet de la « structure de l’ organisation », il déclara que j’étais le chef du Gladio turc.

Je compris alors que mon analyse était vraie. L’organisation avait bien sûr mis mon téléphone sur écoute et elle n’avait pas aimé que l’avocat dans l’affaire du massacre pourrait faire beaucoup de bruit en alléguant que le massacre de Malatya était en réalité l’œuvre de l’état profond. Ils décidèrent donc de frapper un premier coup.

Bulent Varol Aral, l’homme qui avait visité les journaux et essayé de convaincre les journalistes que j’étais le chef du Gladio, a été arrêté plus tard dans le cadre de l’affaire du massacre de Malatya, étant suspecté par le tribunal de complicité avec les assassins.

Lorsque j’ai développé cette théorie, j’ignorais le nom d’Ergenekon. Aujourd’hui par contre, je sais très bien qu’Ergenekon est le nom du Gladio turc. Je sais aussi que le Gladio turc est beaucoup plus grand et plus complexe que ne l’a révélé l’affaire Ergenekon.

Il y en a cependant qui veulent nous faire croire qu’il n’y a pas une telle organisation, qu’Ergenekon n’est qu’une légende urbaine. Je souhaiterais qu’ils aient raison. Mais je sais très bien que nous n’avons touché que les tentacules de la pieuvre dans cette affaire Ergenekon, et que si nous ne pouvons capturer la pieuvre, dans le futur, la démocratie dans ce pays sera une légende urbaine !
 

Par Orhan Kemal Cengiz, avocat turc et chroniqueur de presse.
Article publié dans le quotidien Zaman, traduit par Gilbert Béguian pour le réseau Voltaire
 


Notes :

[1] « Dernier entretien avec Hrant Dink », Réseau Voltaire, 30 janvier 2007.

[2] « Stay-behind : les réseaux d’ingérence américains », par Thierry Meyssan, Réseau Voltaire, 20 août 2001.


Pour en savoir plus :

Pour en savoir plus, lire Les armées secrètes de l’OTAN du professeur Daniel Ganser, chapitre 17 : « La guerre secrète en Turquie » (pp. 307-332). 





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