Dans Newsweek : la Commission du 11-Septembre et la torture

Au Congrès [américain], les démocrates réclament la création d’une commission pour enquêter sur la légalité des méthodes de lutte antiterroriste de l’administration Bush — et tout spécialement sur l’usage de techniques brutales d’interrogatoire.

Le centre de détention Camp VI à Guantanamo (Reuters)  

Le comité américain bi-partisan qui a enquêté sur les attaques terroristes a été largement salué. Son rapport final serait-il fondé sur des informations sujettes à caution ?

À la chambre, la majorité démocrate aujourd’hui au pouvoir réclame la création d’une commission bipartisane façon "11-septembre" pour enquêter sur la légalité des méthodes de lutte antiterroriste de l’administration Bush — et tout spécialement sur l’usage de techniques brutales d’interrogatoire.
De notoriété publique, le président Obama n’est pas très enclin à accepter. Mais les arguments en faveur d’une commission "pour la vérité" ont été renforcés par la récente révélation de la destruction par la CIA de 92 enregistrements vidéo des interrogatoires et de la mise au secret de suspects membres d’Al Qaeda. Une dizaine d’entre eux révèle l’utilisation de méthodes d’interrogatoires "améliorées", qui selon les organisations de droits de l’homme s’apparentent à de la torture.
La chambre a décidé que la référence évidente pour une telle enquête serait la commission du 11-septembre, un comité bipartisan et indépendant, dont les conclusions sur les attentats furent louées pour leur rigueur.

Ayant couvert les travaux de la commission du début à la fin, puis écrit une histoire de l’enquête, je me demande si le congrès saisit l’ironie qu’il y aurait à mettre en place une "commission du 11 septembre" bis pour traiter de cette question. D’anciens enquêteurs de la commission ont admis devant moi l’an dernier que le comité fut, sur la question de la torture, particulièrement myope.
Tout au long des années 2003 et 2004, la commission semble avoir ignoré de sérieux indices suggérant que la reconstitution du complot et l’historique d’Al Qaeda reposaient en très large part sur des renseignements obtenus par la torture, ou des techniques qui en sont proches.

Le comité n’a pas émis de protestation publique au sujet des méthodes d’interrogatoire de la CIA, en dépit d’informations parues dans la presse de l’époque et attestant de la brutalité de ces méthodes. Mieux, afin d’obtenir des réponses à ses questions, la commission a requis en 2004 de la CIA une nouvelle tournée d’interrogatoires.
Tout ceci jette un voile sur la crédibilité du rapport final de la commission. Dans les cercles du renseignement, on n’accorde que peu de crédit aux témoignages recueillis sous la torture. Les études démontrent que les gens diront n’importe quoi si on les menace d’une douleur physique intense.

Et pourtant, il est très possible que les suspects membres d’Al Qaeda, seules sources d’information pour de longs passages du rapport de la commission, aient été soumis à des techniques d’interrogatoire "améliorées", ou menacés de leur emploi, du fait même de la commission pour le 11-septembre.
Bien que la CIA affirme qu’elle a mis fin à l’utilisation du "waterboarding" (ou simulacre de noyade) dès le début de 2003, l’agence a continué de faire usage de méthodes "améliorées", utilisant la douleur, la privation de sommeil et l’isolation sur de longues périodes — qui ont toutes été qualifiées de torture. La CIA maintient que les méthodes utilisées étaient légales et approuvées par la Maison Blanche.

J’aurais bien voulu savoir tout cela avant la parution de mon livre, en janvier 2008. Quelques jours à peine avant sa publication, la CIA admettait en public pour la première fois son utilisation du "waterboarding" sur des détenus d’Al Qaeda. Une révélation incroyable. Avant 2001, les Etats-Unis condamnaient le "waterboarding" comme une forme de torture, et l’avaient poursuivi en tant que crime de guerre.
La CIA maintient que trois hommes seulement ont été soumis au "waterboarding": Khaled Cheikh Mohammed, l’architecte des attaques du 11 septembre ; Abou Zoubaidah, chef des opérations d’Al Qaeda, et Abd al-Rahim al-Nashiri, initiateur de l’attentat contre le USS Cole.
Le rapport, dans deux chapitres importants, cite à plusieurs reprises des informations tirées des interrogatoires de deux des trois hommes, KCM et Abou Zoubaidah, concernant la préparation et l’exécution des attentats, et l’histoire d’Al Qaeda.
Dans le rapport, les renvois en bas de page signalent les informations obtenues de détenus interrogés par la CIA. Une analyse menée par NBC News montre que plus d’un quart des renvois en bas de page — 441 sur quelque 1 700 — concernent des détenus qui ont été soumis au programme d’interrogatoires "améliorés" de la CIA, dont le trio ayant subi le "waterboarding".

Les membres de la commission déclarent avoir pressé à plusieurs reprises la Maison Blanche de Bush et la CIA de leur accorder un accès direct aux prisonniers, essuyant les refus de l’administration. La commission a donc transmis ses questions à la CIA, dont les interrogateurs se sont chargés de les poser, de la part du comité.
Jamais le rapport de la commission ne suggère que des techniques d’interrogatoires brutales aient pu être utilisées pour obtenir des informations, déclarant que le comité n’avait eu "aucun contrôle" sur la façon dont la CIA avait mené à bien sa tâche. Les auteurs déclarent également avoir cherché à corroborer les informations obtenues avec "des documents et des déclarations d’autres sources".
Mais comment la commission aurait-elle pu corroborer des informations connues d’une poignée d’individus, membres d’une organisation terroriste aux ramifications obscures, dont la plupart sont morts ou en fuite ?

L’ancien sénateur Bob Kerrey du Nebraska, un démocrate ayant siégé dans la commission, m’avait soufflé l’an dernier avoir longtemps craint que l’enquête ne repose en trop grande partie sur des déclarations faites sous la contrainte de prisonniers d’Al Qaeda. Considérant que le scénario des attentats tel qu’il fut établi par la commission était fiable, il y avait selon lui "des raisons de penser qu’on s’est trompé sur certains détails" concernant le complot du 11 septembre et Al Qaeda.
Kerrey m’avait dit qu’il faudrait peut-être une "commission permanente sur le 11 septembre" pour élucider les dernières zones d’ombres concernant les attentats. Ceux qui réclament aujourd’hui d’autres commissions du même genre devraient méditer ses paroles.
 

Par Philip Shenon, article paru sur le site du NouvelObs

Cet article a été publié dans l’hebdomadaire Newsweek daté du 23 mars. Traduction française de David Korn
 

2 Responses to “Dans Newsweek : la Commission du 11-Septembre et la torture”

  • Il est stupéfiant de voir que dans les initiales CIA se trouve le mot intelligence (Central Intelligence Agency), parce que personnellement, je ne vois pas ou se trouve l’intelligence dans les actes commis par les membres de cet organisation très secrète.

    Et il ne faut pas être bien malin pour comprendre qu’en menaçant quelqu’un de le torturer, on peut lui faire dire tout et n’importe quoi, le torturé va dire ce que l’on veut lui faire dire pour que l’on arrête de le torturer.

    Bref, ça nous montre qu’une fois de plus, au nom de la lutte contre le terrorisme, on devient comme eux et on leur fait subir les mêmes atrocités qu’ils font subir, mais ce n’est pas la véritable justice.
    C’est de la vengeance.

  • aztek

    « Bref, ça nous montre qu’une fois de plus, au nom de la lutte contre le terrorisme, on devient comme eux et on leur fait subir les mêmes atrocités qu’ils font subir, mais ce n’est pas la véritable justice.
    C’est de la vengeance. »

    A supposer que l’on veuille se venger de quelque chose…

    Je dirais plutôt, que ces pauvres prisonniers ne sont en fait que des cobayes.

    A propos de l’article, il ne faut pas se faire d’illusion. Obama n’est pas mieux que Bush, il est plus intelligent, dons moins prévisible que son prédécesseur. Cf. The Obama Deception d’ Alex Jones.

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