Michael T. Klare : Géostratégie de l’énergie (II/II)

L’approvisionnement en pétrole et matières premières en voie de raréfaction est devenu l’enjeu géostratégique majeur déterminant la politique des grandes puissances. Dans ce deuxième volet, Michael Klare analyse la concurrence qui oppose la Chine, la Russie et les USA en Afrique et en Asie Centrale. Dénonçant le choix d’une compétition militaire aussi coûteuse que dangereuse, il appelle à la mise en oeuvre d’une politique de coopération internationale ambitieuse en faveur des énergies nouvelles, seule solution raisonnable à moyen terme.

Par Michael T. Klare, The Nation, 1er mai 2008

Aucune autre superpuissance n’est en mesure d’égaler la projection mondiale des forces armées qui permet aux États-Unis de garantir ou de protéger ses approvisionnements en matières premières vitales. Néanmoins, d’autres puissances montantes commencent à remettre en cause par leurs actions cette prééminence américaine. La Chine et la Russie livrent aujourd’hui des armes aux producteurs de pétrole et de gaz dans les pays en développement et elles renforcent leurs capacités militaires dans les principaux pays producteurs d’énergie.

C’est en Afrique que les efforts déployés par la Chine pour l’accès aux ressources sont le plus évidents. Beijing y a établi des liens avec de nombreux pays producteurs de pétrole : Algérie, Angola, Tchad, Guinée Equatoriale, Nigeria et Soudan. La Chine veut également accéder aux abondantes ressources du continent en minéraux : cuivre de Zambie et du Congo, chrome du Zimbabwe et gisements de minéraux en Afrique du Sud. Dans chaque cas, les Chinois ont courtisé les fournisseurs en pratiquant une diplomatie vigoureuse, en offrant une aide au développement et des prêts à faible taux d’intérêt, en développant des projets culturels remarquables – et, dans bien des cas, des armements. La Chine est désormais un important fournisseur de matériel militaire dans ces pays et est surtout connu pour ses ventes d’armes au Soudan – armes qui auraient été utilisés par les forces gouvernementales pour se livrer à des attaques contre des populations civiles au Darfour. En outre, à l’image des États-Unis, la Chine a complété ses livraisons d’armes par des accords de soutien logistique et de formation, ce qui conduit à une augmentation régulière du nombre des instructeurs, des conseillers et des techniciens chinois, qui sont maintenant en concurrence avec leurs homologues américains pour tenter de gagner la loyauté des officiers des armées africaines.

Un processus très semblable se déroule en Asie centrale, où la Chine et la Russie coopèrent sous les auspices de l’Organisation de Coopération de Shanghai (OCS) pour fournir des armes et une assistance technique aux forces militaires des « stans » d’Asie centrale – là encore en situation de concurrence avec les USA pour gagner la loyauté des élites militaires locales. Dans les années 1990, la Russie était trop préoccupée par la situation en Tchétchénie pour accorder beaucoup d’attention à cette région, et la Chine avait également d’autres priorités, ce qui a permis à Washington de bénéficier d’un avantage temporaire. Cependant, au cours des cinq dernières années, Moscou et Beijing ont fait des efforts concertés pour gagner en influence dans la région. De ce fait, l’environnement géopolitique y est désormais bien plus concurrentiel, et la Russie et la Chine, liées par l’OCS, gagnent du terrain grâce à leurs efforts pour réduire l’influence des USA.

L’une des preuves visible de cette situation a été fournie lors des manoeuvres militaire que l’OCS a effectuées l’été dernier, les premières du genre auxquelles aient participé tous les États membres de l’organisation. Ces manoeuvres ont réuni 6500 militaires en provenance de Chine, de Russie, du Kazakhstan, du Kirghizistan, du Tadjikistan et de l’Ouzbékistan et se sont déroulées en Russie et en Chine. En dehors de sa signification symbolique, cet évènement est révélateur des efforts déployés par la Chine et la Russie pour renforcer leurs capacités, en mettant l’accent sur les forces d’assaut à long rayon d’action. Pour la première fois, un contingent de troupes aéroportées chinois a été déployé à l’extérieur du territoire national, ce qui constitue une indication nette de la posture de plus en plus affirmée de Beijing.

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Organisation de Coopération de Shanghai – en vert, les pays ayant le statut d’observateurs

Afin de s’assurer que le message implicite de ces manoeuvres ne passe pas inaperçu, les présidents chinois et russes ont mis a profit le sommet de l’OCS se déroulant dans le même temps au Kirghizistan pour mettre en garde les États-Unis (sans les nommer) contre l’ingérence dans les affaires de l’Asie centrale. En appelant à un monde « multipolaire », Vladimir Poutine a déclaré que « toute tentative visant à résoudre les problèmes mondiaux et régionaux de manière unilatérale est sans espoir. » Pour sa part, Hu Jintao a déclaré que « les nations de l’OCS ont une compréhension claire des menaces auxquelles est confrontée la région et, par conséquent, doivent assurer leur sécurité elles-mêmes. »

Ces efforts entrepris par la Russie et la Chine, en relation avec le renforcement de l’aide militaire américaine aux États de la région, font partie d’une lutte plus vaste, bien que souvent dissimulée, visant au contrôle du pétrole et du gaz naturel en provenance du bassin de la mer Caspienne qui transité vers les marchés d’Europe et d’Asie. Et cette lutte, à son tour, n’est qu’une partie d’un combat mondial pour l’énergie.

Le risque majeur, c’est que cette compétition ne délaisse les domaines économiques et diplomatiques pour se poursuive sur le plan militaire. Cette éventualité ne devrait pas résulter d’une décision délibérée de provoquer un conflit avec un concurrent prise par l’un des États impliqué. Les dirigeants des pays concernés savent tous que le prix à payer pour l’emploi de la force est beaucoup trop élevé pour pouvoir espérer tout gain en retour. Le problème en revanche, tient à leur comportement, collectivement, qui rend de plus en plus vraisemblable le déclenchement fortuit d’une escalade militaire. Le déploiement d’un nombre croissant d’instructeurs militaires et de conseillers américains, russes et chinois dans des zones d’instabilité fait courir le risque réel que ces forces étrangères puissent un jour être entraînées dans des conflits locaux et se trouvent dans des camps opposés.

Ce risque est d’autant plus grand que l’importance prise par la production du pétrole, du gaz naturel, de l’uranium et des minéraux est en soi une source d’instabilité, qui agit comme un aimant attirant les livraisons d’armes et les interventions extérieures. Les pays producteurs sont en grande partie des nations pauvres, où celui qui contrôle la ressource s’assure du même coup une source de revenus abondants. Il y a là une incitation à la monopolisation du pouvoir par des élites avides qui utilisent à leur profit l’armée et la police pour réprimer leurs rivaux politiques. Cela se traduit le plus souvent par des régimes où une oligarchie corrompue se maintient au pouvoir grâce à un appareil de sécurité brutal, entourée par des masses déshéritées, en proie au mécontentement, et qui plus est appartenant souvent à un groupe ethnique différent. C’est là la recette idéale pour une provoquer agitation et insurrection. Telle est pourtant la situation qui prévaut aujourd’hui dans la région du delta du Niger, au Nigeria, au Darfour au sud Soudan, dans la région d’où provient l’uranium au Niger, au Zimbabwe, dans la province de Cabinda de l’Angola (où est situé la majeure partie du pétrole) et dans de nombreuses autres régions affligées par ce qu’il est convenu d’appeler la « malédiction des ressources ».

Le danger, bien sûr, réside dans le fait que les grandes puissances soient entraînées dans ces conflits internes, et ce n’est pas là un scénario impensable. Les États-Unis, la Russie et la Chine ont déjà livré des armes et fourni une assistance militaire à des factions impliquées dans bon nombre de ces conflits. Les États-Unis arment les forces gouvernementales au Nigeria et en Angola, la Chine soutient les forces gouvernementales au Soudan et au Zimbabwe, etc. Une situation encore plus dangereuse prévaut en Géorgie, où les États-Unis appuient le gouvernement pro-occidental du Président Mikhail Saakashvili en lui fournissant armes et soutien militaire tandis que la Russie appuie les régions séparatistes d’Abkhazie et d’Ossétie du Sud. La Géorgie joue un rôle stratégique important pour les deux puissances en présence, car elle abrite l’oléoduc Bakou-Tbilissi-Ceyhan (BTC), un projet soutenu par les USA, qui amène le pétrole de la Caspienne vers les marchés occidentaux. Des conseillers et des instructeurs américains et russes sont présents dans ces deux régions, parfois suffisamment proches pour s’observer directement. Dans ces circonstances, il n’est pas difficile d’imaginer des scénarios dans lesquels une future confrontation entre la Géorgie et les forces séparatistes pourrait conduire, volens nolens, à un affrontement direct entre soldats américains et russes, déclenchant une crise beaucoup plus grave.

Il est essentiel que l’Amérique abandonne cette conception consistant à aborder sous l’aspect militaire sa dépendance envers les importations d’énergie et qu’elle assouplisse sa politique actuelle de concurrence géopolitique avec la Chine et la Russie pour le contrôle des ressources au-delà de ses frontières. Lutter contre cette dépendance entraînerait un investissement plus important en matière d’énergies alternatives, mais conduirait aussi à une plus grande économie sur l’énergie sur le plan intérieur (en induisant une baisse des prix sur le long terme) et augmenterait les chances d’éviter le réchauffement de la planète.

Toute stratégie visant à réduire la dépendance des importations d’énergie, et en particulier le pétrole, doit inclure une forte augmentation des investissements dans les énergies de substitution, en particulier les sources renouvelables (solaire et éolien), les biocarburants de deuxième génération (qui sont issus de végétaux non comestibles), la gazéification du charbon mettant en oeuvre la capture et le stockage du carbone (pour éviter que le dioxyde de carbone en s’échappant dans l’atmosphère ne concoure au réchauffement la planète), sans oublier les piles à combustible alimentées par l’hydrogène, le train à grande vitesse, les transports en commun et tous autres systèmes de transport avancés. La science et la technologie requises sont déjà largement présentes, mais les investissements nécessaires pour les faire passer du stade du laboratoire ou du projet pilote à une grande échelle de développement ne le sont pas encore. Le défi consiste donc à rassembler les nombreux milliards – voire milliers de milliards – de dollars qui seront nécessaires.

Mais ce sont les dépenses militaires pour le contrôle de la ressource énergétique, à l’origine justifiées par la même préoccupation, qui sont aujourd’hui le principal obstacle à cette tâche herculéenne que nous devons entreprendre. Pour ma part, je chiffre le coût induit par la « Doctrine Carter » à une fourchette comprise entre 100 milliards à 150 milliards de dollars par an, non compte tenu de la guerre en Irak. L’extension de cette doctrine à la région de la mer Caspienne et de l’Afrique vient ajouter des milliards de dollars supplémentaires à cette somme. La nouvelle guerre froide qui se dessine avec la Chine, et la course aux armements sur mer qui l’accompagne, nécessitera des milliards de dépenses militaires supplémentaires au cours des prochaines décennies. Cette entreprise est une pure folie : elle ne garantira pas l’accès à un plus grand nombre de sources d’énergie, ni ne réduira le coût du carburant pour les américains pas plus qu’elle ne découragera la Chine de rechercher de nouvelles sources d’énergies. Cela n’aura pour effet que de gaspiller les sommes dont nous avons besoin pour développer d’autres sources d’énergie et prévenir les pires effets du changement climatique.

Cet exposé conduit à une dernière recommandation : plutôt que de s’engager dans une compétition militaire avec la Chine, nous devrions coopérer avec Beijing dans le développement de sources alternatives d’énergie et de systèmes de transport plus efficaces. Les arguments en faveur de cette collaboration sont imparables : les USA et la Chine réunis devraient consommer 35% de la production pétrolière mondiale d’ici à 2025. La majeure partie de ces importations proviendra d’états en situation instable. Si les réserves mondiales de pétrole ont commencé à diminuer d’ici là comme le prévoient de nombreux analystes, ces deux nations pourraient se retrouver piégées dans un dangereux conflit pour s’approprier des ressources devenues rares, situées dans des zones chroniquement instables de la planète. Les coûts induits par ce chois seraient prodigieux, que ce soit en termes d’augmentation des dépenses militaires ou d’incapacité à investir de façon plus utile dans des programmes sociaux, économiques et environnementaux. Il vaudrait beaucoup mieux renoncer à ce type de concurrence et œuvrer de concert pour le développement de solutions techniques alternatives novatrices remplaçant le pétrole, à la production de véhicules très économes en carburant ou d’autres innovations énergétiques. De nombreuses universités américaines et chinoises, tout comme des entreprises privées, ont déjà initié des projets conjoints de ce type, et il n’est pas difficile d’envisager un modèle de coopération bien plus étendue en la matière.

Au moment où se rapprochent les échéances électorales de 2008, deux voies s’offrent à nous. L’une conduit vers une plus grande dépendance aux importations de carburants, à un renforcement de l’approche militariste quant à notre dépendance vis-à-vis de l’étranger, qui ne pourra que renforcer la compétition à laquelle se livrent les puissances pour le contrôle des approvisionnements mondiaux en énergie fossile. L’autre conduit vers la diminution de la dépendance au pétrole comme source principale d’énergie, le développement rapide des énergies de remplacement, la réduction de la présence de l’armée américaine à l’étranger et la coopération avec la Chine dans le développement de nouvelles options énergétiques. Concernant l’avenir de la nation américaine, rarement un choix politique aura été aussi déterminant.

Première partie : Michael T. Klare : Géostratégie de l’énergie (I/II)


Publication originale The Nation, traduction Contre Info

2 Responses to “Michael T. Klare : Géostratégie de l’énergie (II/II)”

  • llinda

    C’est très inquiétant.
    Si mes renseignements sont justes, les États-Unis ont refusé de s’assoir à la table pour discuter de la répartition juste du pétrole avec les autres grandes nations et sont partis en guerre en Afghanistan et en Irak et plus encore. Ils y vont avec un esprit guerrier.
    Regarder vers de nouvelles énergies en collaboration avec les autres états est une voie toute à fait intéressante, mais je ne me raconte pas d’histoire avec les États-Unis.

  • Nba man 93

    Les Etats-Unis cherchent la guerre à tout prix, contre n’importe qui du moment que le petrole, le gaz et quelque autres produits de luxe soit sous leur controle.
    La désinformation des medias est leur principale force, on les fait passer pour des heros sauveur du monde, mais las…

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