Le Monde et l’Iran : L’étrange campagne de Natalie Nougayrède

Lors d’une conférence récente, M. Heinonen, le directeur adjoint de l’AIEA, a fait état de documents sur les programmes militaires iraniens. Mme Nougayrède, journaliste au Monde, considère qu’il s’agit d’un démenti aux conclusions des services de renseignement américains sur l’arrêt du programme nucléaire militaire, et d’un camouflet infligé à M. El Baradei qu’elle suspecte de complaisance. Problème. Ces documents sont connus depuis des années, M. El Baradei les a utilisé dans son rapport, et leur authenticité n’est toujours pas fermement établie.

 

 
 

 


 
Le Monde et l’Iran : L’étrange campagne de la journaliste Nathalie Nougayrède
 
paru sur Contreinfo, le 2 mars 2008, par Philippe Barbrel

 

Dans un article titré L’AIEA détient des preuves que l’Iran a mené un programme nucléaire militaire après 2003, la journaliste du Monde propose un scoop majeur :

« Les experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), bras de l’ONU chargé de vérifier le respect des normes de non-prolifération, détiennent des documents indiquant que l’Iran a mené des travaux sur l’élaboration d’une ogive nucléaire et que ces efforts se sont poursuivis au-delà de l’année 2003, contrairement à ce qu’ont affirmé les agences de renseignement américaines en décembre 2007. »

Elle rapporte le contenu d’une présentation effectuée par le directeur général adjoint de l’AIEA, le Finlandais Olli Heinonen devant les représentants des missions étrangères auprès du siège de l’Agence, à Vienne. L’exposé de M. Heinonen, portait sur trois points : la conversion de dioxyde d’uranium (Green Salt Project), des études sur un site de test d’explosifs de haute intensité et la mise au point d’un corps de rentrée de missile. Il a présenté à son auditoire des documents que Natalie Nougayrède dit n’avoir jamais été soumis préalablement aux iraniens. L’un d’entre eux portait la date du 14 janvier 2004.

Le délégué iranien à l’AIEA Ali Asghar Soltanieh, présent lors de la réunion a dénoncé une falsification des documents et une tentative américaine de saborder la coopération entre l’Iran et l’AIEA, indique la journaliste.

Elle note que :

« Les affirmations de M. Heinonen signalent une différence de ton par rapport à M. ElBaradei, dont le rapport était plus ambigu. Cela semble confirmer l’existence de tiraillements au sein de l’AIEA entre, d’un côté, les experts vérificateurs techniques et, de l’autre, le directeur, qui revendique un rôle de "politique" et voue une farouche hostilité à l’administration Bush depuis les manipulations du renseignement qui ont précédé la guerre d’Irak en 2003. »

En résumé, cet article donne donc le sentiment que de nouveaux éléments seraient apparus, non utilisés par M. El Baradei, et qui contredisent les conclusions des services de renseignement américains.

Il s’agit là d’une présentation étonnante des derniers développements des travaux de l’AIEA. Pour y voir plus clair il est nécessaire de remonter un peu dans le temps.

L’ordinateur des Moudjahiddines du Peuple

Car l’existence des programmes décrits par les documents dont a fait état M. Heinonen, loin d’être une révélation, est connue depuis fort longtemps et leur signification fait l’objet d’une controverse ancienne.

Ils proviennent d’un ordinateur portable qui a été transmis aux services américains en 2004. La version américaine indique que ce portable a été volé à un iranien que les services allemands tentaient de recruter. Il aurait ensuite été transmis en Turquie par un autre iranien à une agence de renseignement étrangère. Selon Gareth Porter, qui cite plusieurs sources allemandes, c’est en fait l’organisation des Moujahidines du Peuple qui aurait fourni cet ordinateur aux services de renseignement US . Ce groupe paramilitaire qui s’oppose au régime de Téhéran, disposait d’une base militaire en Irak du temps de Saddam Hussein. Désormais les Moudjahiddines, bien que placés sur la liste du Département d’Etat des organisations terroristes, jouissent de la protection américaine en Irak, et mènent avec le soutien des services américains des opérations de déstabilisation sur le sol de l’Iran.

Cet ordinateur contenait un millier de page de documents techniques, notamment un ensemble de plans pour un site souterrain de test d’explosifs, dont M. Heinonen a fait état. Selon le Washington Post, ce document n’est pas daté et son auteur n’est pas identifié. Les experts qui l’ont étudié jugent que ces schémas pourraient relever d’un programme nucléaire, mais n’ont connu aucun début de réalisation.

Cet ordinateur contenait également les plans d’une petite usine de production de gaz d’uranium – le projet « green salt » – et une étude sur la modification des têtes des missiles balistiques iranien. Les plans de modifications du missile Shahab mentionnés par Natalie Nougayrède sont décrits ainsi par le Washington Post :

Les modifications du missile, jugées au premier abord comme basées sur une conception Nord Coréenne, sont désormais considérées comme étant l’œuvre d’ingénieurs iraniens. « Cela n’a clairement pas été réalisé par la meilleure équipe du programme iranien, » juge un des experts nucléaires qui a analysé les documents. « Cela a pu être confié à une équipe extérieure, ou sous traité par les militaires. »

Le quotidien indique également que si ces plans avaient été mis en œuvre, ils n’auraient pas fonctionné.

Le Washington Post note que les services de renseignement américains considèrent ces documents authentiques, sans pouvoir le prouver, mais qu’ils « n’écartent pas complètement la possibilité que les opposants intérieurs au régime iraniens auraient pu les forger pour impliquer le gouvernement iranien, ou que ces documents aient été fournis par Téhéran pour convaincre l’occident que son programme nucléaire n’en est qu’à un stade immature. »

Le Washington Post révèle que « des analystes de la CIA avaient au début supposé qu’un pays tiers, comme Israël, aurait pu fabriquer ces preuves » avant d’abandonner cette théorie.

« Il est toujours possible que ce soit la plus grosse manipulation destinée à abuser les services US, » reconnaît une source du Washington Post, qui conclut cependant que « c’est un corpus de documents tellement riche, fournissant une présomption forte d’une intention de produire une arme nucléaire, et où rien n’apparaît inconsistant »

Les experts du renseignements avaient bien évidemment connaissance de ces documents lorsqu’ils ont rédigé le rapport du NIE concluant que le programme nucléaire militaire iranien était interrompu depuis 2003. Ils considèrent qu’aucun des documents contenu dans ce portable ne remet en cause leur estimation : il faudrait dix ans à l’Iran pour produire une arme nucléaire après avoir maîtrisé le processus d’enrichissement d’uranium, ce qui n’est pas le cas à ce jour.

Le Washington Post précise par ailleurs qu’aucun des documents contenus dans cet ordinateur ne contient le mot « nucléaire »

La transmission des documents à l’AIEA

Le plan de travail élaboré par M. El Baradei incluait la demande d’explications sur les trois programmes décrits par ces documents. Pourtant c’est seulement le 15 février, soit une semaine avant la date prévue pour la publication du rapport très attendu de l’AIEA, que les autorités américaines ont accepté de transmettre à l’Agence certaines de ces informations, malgré des demandes répétées de M. El Baradei. On peut s’interroger sur les raisons d’une communication aussi tardive des éléments dont il avait besoin pour mener à bien sa tâche.

Le paragraphe A.5 du rapport de l’AIEA du 22 février détaille les questions que l’agence a abordé en s’appuyant sur les documents des services de renseignements américains et d’autres nations non identifiées, qu’elle nomme « alleged studies » soit études présumées, indiquant ainsi qu’elle considère que la nature de ces documents n’est pas formellement établie.

Il a été demandé à l’Iran de fournir des explications sur le projet « green salt, » le plan d’un site de test d’explosif et sur les études sur les missiles balistiques pouvant emporter une arme nucléaire. A deux reprises, fin janvier et début février des rencontres ont eu lieu à Téhéran à ce sujet. L’Iran a répondu que ces accusations étaient infondées et que les documents présentés étaient des faux.

Le paragraphe 42 du rapport précise que le 15 février l’Agence a « proposé à l’Iran de tenir une nouvelle réunion afin de lui transmettre des documents additionnels provenant des « études présumées, » après y avoir été autorisé par les pays qui les ont fournis. » L’Agence note que l’Iran n’a pas encore formellement répondu à cette proposition à la date de publication.

Dans ses conclusions, au paragraphe 52, l’AIEA affirme qu’elle a été en mesure de « vérifier la non diversion de matériel nucléaire en Iran » et que l’Iran lui a donné l’accès aux matériels déclarés et a fourni les justificatifs requis. L’Agence note que « l’Iran a répondu aux questions et fourni les clarifications et les précisions [attendues] dans le contexte du plan de travail [ mis en place en en août dernier entre l’Iran et l’Agence], à l’exception des « études présumées ».

Enfin, l’Agence précise paragraphe 54 que la « question majeure restant en suspens » est celle des études présumées sur le projet green salt, le site de test d’explosif et le missile balistique et rappelle que l’Iran considère qu’il s’agit de faux et d’accusations sans fondement.

La date de 2003

L’ AFP rapporte les déclarations du délégué britannique à Vienne :

« Certaines des dates dont nous avons parlé (…) se situaient après 2003 », a déclaré M. Smith à des journalistes à l’issue de la réunion du conseil des gouverneurs, l’exécutif de l’AIEA, agence de sécurité nucléaire de l’ONU qui a son siège à Vienne.

Le Monde précise qu’il s’agit d’un « compte rendu établi par une équipe iranienne sur l’état d’avancement d’un projet de corps de rentrée de missile (projet "P111"). Il porte sur l’une des multiples étapes du projet, celle allant du 9 juillet 2003 au 14 janvier 2004. »

Faut-il donc déduire de ce fatidique « 14 janvier 2004 » que le programme iranien s’est poursuivi au-delà de 2003 ? Le Monde précise pourtant qu’il s’agit de la date de fin d’une phase débutée en juillet 2003. Est-ce contradictoire avec l’arrêt du programme ? Pas forcément si l’on considère qu’il puisse s’agir d’une date de fin prévisionnelle. Il n’est pas non plus inconcevable qu’une interruption décidée fin 2003 ne devienne effective que dans les premiers jours de l’année 2004, compte tenu des délais nécessaires pour réaffecter les ressources, les hommes et les matériels.

Dans son compte rendu de la conférence de M. Heinonen, le Washington Post indique que les recherches se seraient poursuivies « plusieurs mois » après la date de l’arrêt du programme mentionnée par les services de renseignements US, selon des notes prises par un participant.

Qu’il ait eu lieu fin 2003 ou très précisément le 14 janvier 2004, ou même plus tard, l’arrêt du programme nucléaire militaire iranien ne fait pourtant aucun doute pour les services américains.

Peu de temps après la publication du National Intelligence Estimate, le New York Times indiquait que les agences de renseignements avaient appris grâce à des écoutes effectuées en 2007 et l’obtention de notes internes rédigées par des officiers iraniens, que les cercles militaires de Téhéran débattaient âprement du bien fondé de l’arrêt de leur programme nucléaire fin 2003. « Ces notes décrivaient des échanges et des délibérations durant lesquels certains militaires se plaignaient amèrement de la décision prise par leurs supérieurs fin 2003 de mettre fin à un projet complexe de conception d’armes nucléaire, y compris une tête nucléaire pouvant être adaptée aux missiles iraniens, » précise le New York Times.

Sensationnalisme ou parti pris ?

Le Monde n’est pas le seul quotidien à avoir titré sur l’apparente contradiction entre la date mentionnée par M. Heinonen et les conclusions des services de renseignement américains. Le site canadien Cyberpresse, reprenant une dépêche AFP, titrait lui aussi L’Iran pourrait avoir travaillé à l’arme atomique après 2003 pourtant, la présentation qu’en fait Mme Nougayrède va largement au-delà. En laissant entendre que l’exposé de M. Heinonen révèle l’existence d’un programme nucléaire militaire qui aurait été ignoré par M. El Baradei, qu’elle soupçonne ouvertement de partialité, elle profère une contre vérité. Les documents provenant du portable, et les projets qu’ils décrivent, sont connus depuis fort longtemps, leur véracité est sujette à caution, et leur existence n’avait en rien modifié les conclusions du rapport du renseignement américain sur le programme militaire iranien. Elle omet également de mentionner que les trois sujets abordés par M. Heinonen, le projet green salt, le site de test d’explosif et la modification des têtes de missiles, ont été soumis aux iraniens, et que le rapport de l’AIEA en fait état.

Pour Madame Nougayrède la culpabilité de l’Iran ne fait aucun doute, et les travaux de l’AIEA, tout comme le rapport du NIE sont nuls et non avenus. Le 22 Janvier 2008, elle écrivait :

« La diplomatie piétine aussi parce que, ces dernières semaines, l’administration Bush, la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, se sont consacrés à réparer les dégâts causés par le rapport des agences de renseignement américaines, publié le 3 décembre 2007. » (nous soulignons)

Le 10 février, elle s’inquiétait à nouveau du rapport qu’allait remettre le directeur de l’Agence.

« Le rapport de M. ElBaradei est important car il pourrait entraver le processus de sanctions contre l’Iran au Conseil de sécurité de l’ONU. »

Mme Nougayrède a donc choisi depuis longtemps déjà de privilégier l’option des sanctions voire de la menace militaire, et de déplorer les progrès enregistrés par l’AIEA. C’est son droit absolu, comme c’est aussi le nôtre que d’être partisan des solutions diplomatiques et de l’ouverture d’un dialogue entre l’Iran et les USA comme le préconisait le rapport de l’Irak Study Group en 2007.

Mais lorsque ce parti pris conduit à ignorer la réalité des faits, les lecteurs du Monde – et les autres – sont en droit de s’interroger.

 

Documents joints :

La conférence de M. Heinonen vue par le Washington post U.N. Says Iran May Not Have Come Clean on Nuclear Past

L’analyse des documents du portable iranien : Washington Post : Strong Leads and Dead Ends in Nuclear Case Against Iran

Les interceptions de communications de militaires iraniens NYT : Details in Military Notes Led to Shift on Iran, U.S. Says

Le rapport de l’AIEA Implementation of the NPT Safeguards Agreement and relevant provisions of Security Council resolutions 1737 (2006) and 1747 (2007) in the Islamic Republic of Iran

 


 





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